L’appropriation du territoire et l’occupation coloniale

Les cartes qui servent de modèle à Dutertre, celle de celui-ci et celle de Visscher s’attachent à rendre compte de la situation à l’époque de Du Parquet, dont les armes sont toujours présentes à côté du dessin de l’île. Ces documents ont peut-être été dessinés à partir des plans de Pierre Auger sieur de La Motte, nommé ’ingénieur des fortifications des isles d’Amérique’ en 1638 et chargé de ’travailler aux plans’. Sa commission spécifiait : ’il a rendu de grands services à Saint-Christophe et à la Martinique de laquelle il a rapporté le plan [1]’.

Sur les premières cartes, la Martinique est divisée par une ligne séparant la Basse Terre, occupée par les Français, et la Capesterre, restée aux mains des Sauvages Caraïbes. Le tracé de cette ligne de démarcation est révélateur des prétentions des colons du nord de la Basse Terre sur le « Plat Païs » de Basse-Pointe. En réalité, jusqu’à la guerre déclenchée contre les Caraïbes, aucune installation coloniale permanente ne dépasse la Grande Rivière, le Macouba n’étant fréquenté que pour la pêche, la chasse et la traite avec les Caraïbes.

Ces derniers sont regroupés en deux villages, appelés « carbets » et figurés par de petites cabanes, à La Rivière Pilote et entre Le Paquemar et Le Macabou. Ils sont fréquentés à Rivière-Pilote par les jésuites, dont la « demeure » (mission) est figurée par une chapelle, sur l’îlet Monsieur par le gouverneur Du Parquet, mais aussi par un certain Grimal, qui donne son premier nom à la baie de Trinité et qui est soit un traitant soit un soldat installé sur le fortin Beauséjour, connu par ailleurs mais non mentionné par les cartes.

La Capesterre n’est pas seulement territoire caraïbe, elle est aussi halte et refuge pour d’autres Européens. Les galions espagnols, après avoir longtemps fréquenté la baie de Fort-de-France, se rafraîchissent au Macouba et surtout dans la Baie des Gallions dont le nom conserve leur souvenir. Ils y trouvent aussi un cul-de-sac favorable à la réparation des navires, un « cranage » ou carénage, signalé par Visscher. Les salines sont fréquentées par les Hollandais et par les Anglais, qui relâchent aussi dans une anse et dans une baie dont le nom conserve le souvenir.

L’intérieur de l’île, couvert de montagnes est inconnu et figuré par un vide sur la carte. La Basse Terre est divisée en paroisses dont les limites, non encore fixées, ne sont pas dessinée mais les centres représentés par des chapelles avec le nom de leur dédicace. Chapelles, fort de Saint-Pierre et maison du gouverneur (au Carbet) sont alors les seuls bâtiments en durs et les seules installations nommées et dessinées sur les cartes. Ces dernières traduisent la division originelle du territoire en quatre paroisses quartiers tenues par les jésuites, circonscriptions à la fois militaires pour la milice, religieuses et administratives pour l’Etat civil et enfin fiscales.

1. Par rapport à la série des cartes rattachées à Dutertre, c’est l’œuvre de Visscher qui comporte le plus d’informations en provenance du terrain et qui offre la plus riche toponymie, avant celle de Blondel qui en hérite.

On remarque que les figurations sont plus nombreuses pour les bâtiments en dur, aux chapelles s’ajoutent deux « Magazins (de la Compagnie) où il y a Poids du Roy », le Fort Royal, avec l’emplacement de l’ancien fort à la Pointe de la Vierge ou à la Pointe Beauséjour dans la baie de Fort-de-France, et enfin l’habitation   de Monsieur Daragon sur la Rivière Monsieur. Le réseau fiscal est signalé par les notices « Magazin » et « Poids du Roy », le réseau de la milice par l’emplacement de la « case   » de ses commandants. On constate que l’emprise coloniale s’est étendue au sud de la Case   Pilote à l’intérieur de la baie de Fort de France, jusqu’à la Rivière Monsieur.

Premier paysage colonial - BLONDEL 1667
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Premier paysage colonial - BLONDEL 1667
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  • François Blondel (1618-1686) illustre la production cartographique des premiers ingénieurs hydrographes et militaires envoyés sur place pour construire des fortifications et dont la plus grande partie a disparu. On lui attribue deux cartes de la Martinique : celle bien connue de la BNF [2] et une autre, provenant des papiers de M. de Lagny, directeur du Commerce, qui a été datée « 1665 environ » par E. Taillemite [3], ce qui est impossible. L’ordre de route de l’ingénieur François Blondel, conservé au CAOM, est en effet daté du 19 juillet 1666. C’est après son retour en France, à la fin de l’année 1667, qu’il a fait dresser de véritables cartes dans son atelier, à partir des relevés qu’il avait rapportés des Antilles.

Si Blondel n’est pas le premier cartographe à rendre compte de l’occupation coloniale de l’île, sa mission - décidée par Colbert - intervient au moment où l’Etat prend en charge et met en ordre ses acquisitions coloniales. Il est en outre l’héritier de ses prédécesseurs cartographes et peut-être des premiers arpenteurs.

Le parti pris de Blondel se manifeste au premier regard par le point de vue qu’il adopte pour déformer en perspective cavalière la représentation de l’île : la Basse Terre et le nord de la Capesterre colonisés occupent le premier plan, tandis que l’intérieur et la Capesterre sont relégués en second et arrière plans.

Y figurent pour la première fois les bourgs du Prêcheur, du Fort St-Pierre, du Carbet et de la Case   Pilote, avec une agglomération de maisonnettes autour de la chapelle. Il faut y ajouter les chapelles de Trinité et du Marin, encore isolées loin des habitations. Le long des côtes, les habitations sont représentées par une maisonnette avec le nom du « maître de case   » : on les retrouve à leur emplacement sur le terrier de 1671, preuve de la solidité des informations utilisées par Blondel.

Pour le XVIIe siècle, seul le terrier de 1671 - malheureusement non cartographié - offre plus de détails pour la localisation des Caraïbes comme pour les installations françaises. La carte de Blondel n’est pas un plan de la Martinique, mais c’est véritablement une transcription de son premier paysage   colonial.

SEUTER - 1728
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3. Plus importante pour la chronologie des représentations cartographiques de la Martinique que celle de Labat, L’Isle de la Martinique (1704) de Nicolas de Fer (1646-1720) fait la transition entre le vide intérieur des cartes précédentes (sauf celle de Blondel restée manuscrite) et le grouillement montagneux de celles qui la suivent. Peut-on y voir le reflet de l’achèvement de la colonisation du littoral et le début de la mise en valeur de l’hinterland ? La chronologie du premier essor sucrier y invite, la production des arpenteurs qui, tel Thimothée Petit (actif 1686-1714), ont communiqué leurs mémoires aux meilleurs imprimeurs cartographes de Paris (De Fer, 1704), d’Augsbourg (Matthäus Seuter, 1728) et d’Amsterdam (Henri Abraham Châtelain, 1705, 1719), pourrait le confirmer.