L’habitat dispersé et le leg des paysages habités des campagnes et des mornes
Les mornes habités vers la Montagne du Vauclin (Morne Escavaille)
Les mornes habités ; ici au Morne-Vert
Jardin créole et case
Après 1848, on aurait pu penser que seul le réseau des bourgades et des villes littorales allait se constituer et s’étoffer. Mais vivre, pour la population libérée, imposait à chacun un accès à la terre nourricière, d’ailleurs encouragé par les pouvoirs publics. Or la plupart des anciens esclaves ne voulaient plus habiter trop près du maître, ou à fortiori sous sa coupe. Les terres disponibles étant plus en altitude, ils s’éparpillèrent donc sur les hauteurs, au-dessus des habitations. De là les étonnants paysages bâtis des hauteurs de l’île, particulièrement spectaculaires dans les mornes du sud, et sur les flancs est des Pitons du carbet (Fonds Saint-Denis, Morne -Vert).
Ces paysages « contre nature » apparaissent par endroits tout à fait remarquables, notamment dans le sud, avec des cases accrochées à des reliefs vertigineux, des routes étroites perchées en équilibre sur les minces échines qui relient les mornes les uns aux autres, des vues « d’avion », très surplombantes, dominant le littoral et ses plaines. Les descriptions de Revert restent globalement vraies 60 ans après qu’elles aient été écrites. En voici plusieurs extraits :
Au-delà de 1848, cette dispersion s’est renforcée par la suite pour plusieurs raisons :
- la ruine d’habitations sucrières avec la concentration des usines, devenues trop éloignées ;
- l’insurrection de septembre 1870 qui provoqua la destruction par le feu de 34 habitations dans les communes de Rivière-Pilote, Marin, Vauclin, Sainte-Anne, Sainte-Luce, Rivière-Salée et Saint-Esprit », la plupart d’entre elles n’ont pas été reconstruites (d’après Rennard, Précis d’histoire de la Martinique) ;
- la politique de morcellement poursuivie par l’administration et le Conseil Général qui, « malgré les remembrements opérés, a entraîné sur plusieurs points la formation de groupements nouveaux ».
Dans Texaco, Patrick Chamoiseau fait revivre la conquête des mornes par la population libérée du joug de l’esclavage. Une conquête territoriale, certes, mais aussi sociale, politique et symbolique. Voilà les anciens esclaves, vivant dans les fonds, dominés par la grande case de l’habitation , monter à l’assaut des mornes, passer au-dessus des habitations et de leurs terres de plaines faciles à cultiver, et gagner les hauteurs aériennes des mornes. Des hauteurs raides, ingrates, mais des hauteurs inappréciables, où soufflent les alizés de la liberté.
« Occuper les dos cabossés, les têtes de pics. C’était bâtir le pays (pas le pays mulâtre, pas le pays béké, pas le pays kouli, pas le pays kongo : le pays des nèg-terre). Bâtir le pays en Quartiers, de Quartier en Quartier, surplombant les bourgs et les lumières de l’En-ville . »
L’urbanisation s’organise en quartiers, à la faveur des traces. « Dans la tourmente de cette terre nuageuse, tous avaient déployé les Traces. Ils avaient creusé d’étroits sentiers de crêtes, dessiné du talon au gré de leur errance, la géographie d’un autre pays. Nos quartiers allaient nicher-pile aux en-croisées de ces Traces premières. »
Cette urbanisation de quartiers s’adapte subtilement aux sols, aux traces, aux orientations, et aux pentes :
Adaptation à la terre :
« Trop haut, la terre était malement chabine, c’est-à-dire à mauvais caractère, nerveuse, peu fidèle, elle trahissait les cases et les cultures. Menant de vieilles noces avec la pluie, elle s’en allait soudain dans un désastre de vies, d’outils et de jardins. »
Adaptation aux traces :
« Terre bouleversée, donne place à case petite. On les colle l’une sur l’autre, de chaque côté de la Trace qui, elle, suit la crête ferme. Les jardins s’accrochent aux pentes, et les fonds sont laissés à la descente des eaux.
Adaptation aux pentes :
Apprendre à déposer nos cases sur des terrasses creusées dans la pente verticale, à les crocheter à l’os d’une roche si l’os de roche est là. Les accorer de terre. Apprendre l’appui sur le bord de l’à-pic pour l’entrée de la case . L’autre morceau de la case s’offre aux deux pilotis qui descendent dans le fond chercher dos de terre.
Eviter les grands fonds : c’est vie mouillée obscure. Mais, ouverte au soleil, les fonds t’offrent une terre mère, fertile, prodigue de l’eau d’une rivière calme. Eau des fonds c’est promesses d’arrosages durant les soifs fendantes de la saison carême. C’est comme carafes Bondieu.
Adaptation aux orientations :
Apprendre à nous placer derrière les dos de mornes : ils défoncent les nuages et les forcent à s’élever. C’est nid d’un peu plus de chaud, et d’un peu plus de sec. »
Au final, l’urbanisation des mornes s’adapte à la géographie très contrainte des lieux en l’épousant de près : « Quartier créole est une permission de la géographie. C’est pourquoi on dit Fond -ceci, Morne -cela, Ravine-ceci, Ravine-cela… C’est la forme de la terre qui nomme le groupe de gens. »
Elle se répand en tache dès que le relief est « mol », et reste « en fil » sur les crêtes étroites dès que la pente se raidit :
« Quand le relief est mol, les cases prennent l’envol. Les Quartiers élargis se touchent et se mélangent. Quand l’os de terre s’élance, les cases font étoile alentour de la pointe et suivent les tranchants. Là, le Quartier fait fil. »
Dès l’origine, cette occupation des mornes est indissociable de la formation du jardin créole : « Là-haut la terre sera à nous, deux innocents au paradis, et la vie va monter des ignames tigées dans notre jardin ». C’est qu’il faut à la population les moyens de survivre sans dépendre de l’En-ville ou des habitations. Aussi, malgré l’extraordinaire raideur des pentes, les cases s’environnent-elles de l’élégante végétation mêlée des jardins, composant un paysage remarquable parce que complexe et profondément culturel : en même temps bâti et végétal, en même temps intime et dominant largement les pentes basses, en même temps terrien et aérien.
« L’exigence fut de survivre sans devoir redescendre. Nous cultivâmes ce que les békés appellent plantes secondes, et nous-mêmes : plantes-manger. Au bord des plantes-manger, il faut les plantes-médecine, et celles qui fascinent la chance et désarment les zombis. Le tout bien emmêlé n’épuise jamais la terre. C’est ça jardin créole . »
« D’abord planter la providence du pied-fruit-à-pain. Pour réduire le manque d’huile, planter pieds-d’avocats. Songer l’ombrage et l’arrosage. Veiller la lune : lune qui monte fait tout monter, lune qui descend étale tout bien. Planter ventre vide, c’est arbre sans fruits. Planter ventre plein, c’est arbre bon-cœur. Poser gardiens contre vents de sel. Planter raziés à griffes là où la terre tremblote : Pois-doux, Poirier-pays, Pommier-rose, pieds-zoranges. De loin, ça semble bonheur la chance, mais en fait, Marie-Sophie, c’est balises du destin. Il te faut lire le paysage ».
« Bientôt, surgit le carrelage des jardins sur les pentes les plus roides. Jardins de vertes vaillances, jardins de terre remuée, vivant de ponce cendrée, colorée, de tufs ocres. Sillonne, mon fi, sillonne… »
Ambiance végétale dense des jardins dans les mornes habités du sud (vers Régale)
Le tissu végétal de l’urbanisme, mêlant micro-pâtures, plantes utilitaires et plantes d’ornement
En termes d’architecture, les cases ont longtemps été plutôt fondues dans cet urbanisme végétal, par la nature des matériaux utilisés. Reprenant les textes de Delawarde (la vie paysanne), Revert décrit ainsi la case martiniquaise traditionnelle à l’aube de la départementalisation :
La case martiniquaise s’adapte avec une infinie souplesse aux conditions locales et varie avec elles. En région humide, on utilise largement les bambous après les avoir fendus en lamelles. Pour la toiture, la forêt voisine fournit des essentes. Mais, autour des grandes habitations, « la case apparaît désormais comme un nid de paille ». Les feuilles de cannes sont utilisées tant pour la toiture que pour les « palissades ». « Elles couvrent tout et pendent comme une chevelure. » Dans les régions sèches, on a recours à des entrelacs de petites branches, surtout de « ti baume, de crécré, de bois ravine », qui donnent à la construction l’aspect d’un grand panie. C’est là aussi, et seulement là, que les parois sont revêtues à l’occasion, d’une sorte de torchis où se mélangent en proportions variables racines, herbes sèches, terre grasse, bouses de vaches, cendres et chaux éteinte. Cela, comme le note le P. Delawarde, garantit de la chaleur du jour, mais aussi de la fraîcheur nocturne. Et il est exact que, badigeonné de blanc, le tout est à peu près décent.
En général, on recherche pour la charpente les bois incorruptibles ; acajou, balata, acomat, fougère arborescente, quand on ne fait pas tout simplement appel maintenant aux « bois du Nord » importés par le chef-lieu. La case se monte souvent aussi sur un petit solage en maçonnerie dont les éléments sont empruntés à la ravine proche. L’Est et le Sud-Est de l’île fournissent la chaux nécessaire au mortier que beaucoup remplacent aujourd’hui par le ciment.
Le plan est à peu près partout le même et la case mesure d’ordinaire 3 m. x 5 ou 4 x 6 et parfois 8. La couverture à deux pans est en feuilles de cannes, mais « on peut se servir d’autres feuilles, les premiers colons y furent contraints. On trouve ainsi sur les toits les herbes dites « panaches », le vétiver, la feuille de balisier, le latanier... » .
(…)À la case s’ajoutent souvent, mais non toujours, des annexes : cuisine sous un abri léger, écurie quand on possède un cheval, toit à porcs, si l’on peut appeler de ce nom les quelques bouts de tôle qui sont censés abriter leur pensionnaire. Naturellement, ces annexes sont disposées de manière à gêner le moins possible les humains et leur orientation est toujours en rapport avec le vent dominant.
C’est aussi cette case « végétale » qu’évoque Patrick Chamoiseau :
Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard 1992
Les mornes habités (vers Morne Firmin, le Vauclin) : si l’architecture a évolué en se « durcissant », l’écrin végétal mixant plantes utilitaires et ornementales s’est maintenu et constitue aujourd’hui le tissu végétal de l’urbanisme
Le jardin créole, par la qualité délicate de sa diversité végétale foisonnante, est capable d’adoucir la présence des cases les plus simples, presque toujours durcies par l’emploi du béton. Ici case et jardin au Morne-Vert
En soixante ans, l’architecture des campagnes et des mornes habités a changé, globalement en se « durcissant », délaissant les matériaux naturels de bois, de paille, de tuile, au profit du béton et de la tôle. Mais l’écrin végétal joue toujours son rôle, prolongeant ce que Revert notait vers 1950 : « Même à l’échelon le plus bas, dans sa simplicité la plus primitive et la plus nue, la case rurale garde un aspect qui n’est pas repoussant. Cela tient au décor agreste qui l’entoure, à la propreté de la petite plateforme de terre battue sur laquelle elle s’enlève, à son petit jardin de fleurs vives. Cela l’oppose en tout cas aux invraisemblables tanières suburbaines ».
Cases et jardins imbriqués au-dessus de Bois Lézards
Les mornes habités, vues spectaculaires sur la mer (ici vers Duchêne)
Route de morne habité : l’intime et le grandiose se mêlent et composent ensemble une grande qualité paysagère
Paysage des mornes habités, ici vers Morne Acajou
Cet habitat dispersé sur les hauteurs, qui avec le temps devient ville-jardin perchée, où s’imbriquent les cases, les arbres, les petits champs et micro-pâtures, apparaît au final comme un trait fondamentalement culturel de la Martinique, créateurs d’un art de vivre spécifique, mais aussi de paysages profondément humains, offrant de belles ambiances riches et complexes, associant de façon étroite à la fois l’intime (jardin, case ) et le grandiose (vue sur le grand paysage ).
Mais cet héritage peut aussi être lourd à porter : avec la grande facilité de déplacement qu’offre la voiture individuelle, le modèle culturel de l’habitat dispersé s’est non seulement maintenu mais développé à l’excès au cours des dernières décennies : sur un territoire insulaire petit et par définition clôt sur lui-même, la consommation de l’espace qu’il induit n’est pas durable, pas plus que l’aggravation à la dépendance d’une énergie pétrolière fossile, pas plus que le gaspillage des heures et de l’énergie passées dans les bouchons. Tout l’enjeu pour la Martinique est désormais de changer de paradigme d’habitat : d’inventer un modèle capable de davantage d’intensité urbaine, moins consommateur d’espace et d’énergie, mais sans ignorer ce qui fonde une forme de qualité de vie et de culture martiniquaise et tropicale : celle liée à la proximité au végétal, dispensateur d’ombre, de fraîcheur, de produits nourriciers, de sols perméables, d’oxygène. La ville Martiniquaise reste à désirer, la ville durable à inventer.