L’évolution du réseau routier et des paysages, jusqu’à saturation
Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard 1992
Peu à peu le réseau des routes s’est constitué sous la houlette des gouverneurs successifs. Ce sont les nécessités de défense plus que de commerce qui ont favorisé la mise en place du réseau. En 1680 s’ouvrait la route de Fort-Royal à Trinité, longue de sept lieues. Le comte de Blénac fit établir un nouveau chemin de Fort-de-France à Saint-Pierre. D’autres unirent le Lamentin au François, le Diamant à Sainte-Luce. La route atteignit le Marin. A la fin du XVIIIe siècle, les grandes lignes du réseau étaient nettement dessinées : d’après Revert, les Archives du Ministère de la France d’Outre-Mer « possèdent un très remarquable Atlas des routes de la Martinique à la veille de la Révolution ».
Le XIXe siècle n’a apporté que peu d’innovations, dont la plus remarquable fut l’ouverture de la route de la « Trace » en quinze jours par un régiment du génie. Cette route a pris aujourd’hui une forte valeur touristique, grâce aux paysages qu’elle permet de découvrir : en reliant Fort-de-France au Morne Rouge, elle ouvre un étroit couloir à travers la dense forêt tropicale humide, découvrant ponctuellement les hauts sommets des Pitons du Carbet, et s’ouvrant au final sur la Pelée à l’approche de Morne -Rouge.
Avec la commodité des transports offerts par voie de mer, le réseau des routes n’atteignait encore que 575 km en 1946 dont seulement 160 revêtus de bitume. Il dépasse 2000 km aujourd’hui, desservant toutes les communes de l’île. Assez logiquement, ce réseau laisse « vierge » les hauts sommets de l’île autour de la Pelée et des Pitons du Carbet. Mais de façon plus originale, la Martinique échappe au modèle de la route littorale continue, qui s’impose à la plupart des îles : au nord, il n’y a pas de route entre le Prêcheur et Grand’Rivière ; de même au sud, la presqu’île de Sainte-Anne sur son côté atlantique reste vierge de route. Longtemps vécue comme un handicap, cette originalité s’avère progressivement un atout, préservant des secteurs de l’urbanisation (que la route induirait inévitablement), offrant de grands espaces de nature calmes, rendant possibles d’autres modes de découvertes et de parcours, plus doux.
Ailleurs, la route s’impose dans le paysage littoral, parfois en force lorsque les conditions topographiques sont contraignantes, comme à Sainte-Luce ou sur la côte Caraïbe de Schoelcher à Saint-Pierre. Ponctuellement s’ouvrent des vues marines spectaculaires, certaines mises en valeur par des points de vue : ouverture sur la baie de Saint-Pierre et la Pelée, sur les anses successives de la presqu’île sud-ouest, sur la Grande Anse du Diamant depuis la Pointe du Diamant au pied du Piton Larcher, sur la généreuse baie du Marin depuis la Pointe Borgnesse, sur la baie du Galion depuis la RN 1, sur la baie du Trésor depuis la route de Morne Pavillon, …
Un exemple de route-paysage : la RD 2 sur la presqu’île de la Caravelle ; ouverture visuelle sur le littoral grâce aux pâturages
Paysage de la route marqué partout par les carcasses de voitures
Dans l’intérieur comme sur le littoral, outre les routes des mornes du sud évoquées plus haut, les routes mettent facilement en scène le paysage agricole grâce aux reliefs. Partout malheureusement, les carcasses de voitures plus ou moins désossées accompagnent les voies (les « VHU »), malgré des tentatives menées par la Région pour les éliminer. On estime leur nombre à 20 000 environ.
La traversée des bourgs offre un paysage souvent ingrat, avec une voie monopolisant l’espace disponible au détriment des piétons, et un linéaire architectural souvent de piètre qualité.
La forte augmentation du linéaire de routes sur les 60 dernières années traduit le succès du déplacement automobile. Un succès et une suprématie devenus aujourd’hui excessifs, avec la progressive saturation du réseau routier, conduisant à une « thrombose circulatoire » qui affecte désormais quotidiennement les Martiniquais dans leurs déplacements. Avec plus de 10 000 immatriculations chaque année, on estime le parc automobile à environ 200 000 véhicules. Ce chiffre devrait passer à 228 000 en 2015 (chiffre Syndicat Mixte du TCSP estimation 2006). 70% des déplacements s’opèrent par voiture, seulement 14% par transports en communs, qui souffrent d’un manque d’attractivité en termes de réseaux, de fréquence, de confort, de rapidité et de tarifs. La moitié de ces voitures converge quotidiennement vers l’agglomération Foyalaise, victime de son hégémonie. L’autoroute A1 (7 km), construite en 1963 et élargie dans les années 1980 à 2X3 voies, comptait 6 000 véhicules par jour dans les années 1960. Elle en compte 100 000 aujourd’hui. La rocade de Fort-de-France, construite au début des années 1980 est saturée à son tour. La congestion est totale dès 5h30 du matin, et jusqu’à 9h45.
En termes de paysage , les grandes voies convergeant vers Fort-de-France offrent la piteuse image banalisée d’enseignes commerciales étirées sur des kilomètres.
Quant au paysage de la rocade de Fort-de-France, il apparaît à la fois monstrueux et très spectaculaire : la quatre voies passe en force au cœur des quartiers habités, sur des reliefs mouvementés qui ouvrent des vues étonnantes sur les pentes densément construites qui la dominent. Son image autoroutière au sein d’un tissu urbain apparaît aujourd’hui violemment contradictoire, difficile à vivre par le bruit, la pollution et les effets de coupures qu’elle génère.
Face à cette saturation, les projets de transports en commun en site propre et de recréation de liaisons maritimes mûrissent depuis la fin des années 1990.