Quatre grands types de paysages agricoles
Les paysages agricoles Martiniquais sont de plusieurs types. Cette typologie est liée aux cultures elles-mêmes, mais aussi à la structure foncière et aux contextes dans lesquels ils prennent place.
Fondamentalement se distinguent aujourd’hui quatre types :
- les paysages des grandes cultures (banane, canne à sucre), souvent sur grandes parcelles voire grandes propriétés foncières, avec peu d’habitat : c’est le paysage des habitations ;
- les paysages des cultures vivrières, sur petites parcelles, imbriquées au bâti : c’est le paysage des jardins créoles ;
- le paysage de l’élevage, qui marque en particulier la moitié sud de l’île ;
- les paysages de campagne habitée, mixant de façon riche et complexe chacun des types de paysages précédents, avec à la fois des champs de banane ou de canne, des pâtures et des jardins créoles environnant les quartiers habités.
Chacun de ces paysages est profondément original, contribuant de façon essentielle à la personnalité singulière de la Martinique. Et l’ensemble apparaît au final contrasté, contribuant à une forme de diversité des paysages Martiniquais
Les paysages des habitations et des grandes cultures
Les grandes cultures sur la plaine littorale, ici vers Petite-Rivière, entre La Trinité et Sainte-Marie
Les paysages agricoles des habitations apparaissent tout particulièrement caractéristiques de la Martinique, presque « anachroniques » dans le contexte historique et social de la France. Ils offrent de vastes surfaces agricoles « pures », plantées de bananes ou de canne à sucre, non mitées par l’urbanisation, dans des secteurs pourtant fortement soumis à la pression urbaine, aux portes des villes et bourgs du littoral. C’est là leur valeur paysagère principale. Ils trahissent la grande propriété foncière. On ne peut comprendre leur présence et leur persistance qu’en remontant le cours de l’histoire.
Dès le XVIIe siècle, deux tendances contradictoires sont apparues en matière de politique foncière. Le pouvoir Royal souhaitait l’implantation et le développement de petits et moyens propriétaires, en attribuant des domaines aux colons qui traversaient l’Atlantique ou aux engagés qui avaient terminé leur temps. Ce type de propriété convenait à des cultures comme celle du tabac, qui pouvait s’accommoder d’une exploitation presque individuelle. Le tabac joua ainsi un grand rôle aux débuts de la colonisation et celui de Macouba était réputé grâce à son parfum de violette. D’après Revert, près de 800 carrés, soit 1 000 hectares, lui étaient consacrés en 1671. À la fin du XIXe siècle, les plantations existantes fournissaient encore à la consommation locale des produits réputés. Mais la concurrence précoce et de plus en plus forte de la canne à sucre a conduit à la disparition du « petun ». En 1671, la canne couvrait déjà plus de 3 000 hectares, 16 000 un siècle plus tard. Pendant tout le XIXe siècle, elle oscilla entre 15 et 23 000. Or la culture de la canne, contrairement à celle du tabac, impliquait une organisation complexe et des domaines d’une certaine étendue pour rendre possible la fabrication du sucre. Et comme elle procurait de gros bénéfices, les propriétaires exploitants de canne furent en mesure de racheter les terres et de s’agrandir. C’est de cette manière que la culture de la canne a favorisé la très grande propriété.
Ces grandes propriétés se sont organisées en « habitations », généralement proches du littoral pour faciliter le transport des marchandises par voie de mer : il s’agissait de domaines où coexistait sur un même ensemble foncier tout ce qu’il fallait pour vivre de façon autonome : les champs de canne, les sucreries (développées un peu partout car la canne était lourde à transporter), d’autres cultures d’exportations comme le café et le cacao au XVIIIe siècle ; mais aussi : les « vivres » destinés à assurer la subsistance du personnel (les ordonnances d’Ancien Régime faisaient même obligation à tous propriétaires d’entretenir 500 fosses de manioc et 25 bananiers « par tête de nègre travaillant ») ; des savanes d’élevage ; des « bois debout » qui fournissaient des matériaux de construction et le combustible nécessaire aux chaudières ; sans oublier la grande maison du propriétaire, environnée de son parc, et les bâtiments nécessaires au personnel – esclave jusqu’en 1848-. C’est ce type de propriété, bien adapté aux possibilités culturales et industrielles de l’époque, qui l’a emporté jusqu’au milieu du XIXe siècle, absorbant pratiquement la plupart des petites parcelles qui existaient au début. « Ainsi se constitua une classe de possédants, passionnément attachés à leur terre, fiers de leur richesse et de leurs privilèges, ceux que l’on appelait les « Messieurs » de la Martinique » (Revert). D’après Revert, citant Lavollée, on comptait 438 habitations sucrières à la fin du XVIIIe siècle, 495 en 1840.
Cette classe, qu’on appelle aujourd’hui les « békés », a perduré malgré les vicissitudes de l’histoire.
L’abolition de l’esclavage en 1848 a libéré les terres des habitations jusqu’alors dévolues aux cultures vivrières indispensables à la nourriture des esclaves. Les cultures d’exportation, plus rentables, ont pu se développer d’autant, conduisant d’ailleurs, à partir de cette époque, à une simplification et un « appauvrissement » des paysages des habitations, moins diversifiés dans leur occupation du sol.
La grande propriété s’est également renforcée vers 1860-1880 : les usines sucrières multiples se sont alors concentrées en quelques grandes unités, favorisées par le décret du 24 octobre 1860 créant le Crédit Foncier Colonial. Cette société anonyme avait pour objet principal de prêter les sommes nécessaires à la construction de sucreries dans les colonies françaises ou au renouvellement et à l’amélioration du matériel existant déjà. Les anciens sucriers se transformèrent donc en planteurs de cannes, liés par contrat à l’usine, qui prit une prépondérance économique de plus en plus marquée. Les gros porteurs d’actions en profitèrent pour concentrer dans leurs mains un nombre croissant d’habitations.
Si la crise sucrière des années 1880 favorisa un temps le développement de la petite propriété, les grands propriétaires profitèrent des beaux bénéfices réalisés pendant la guerre de 1914-1918 pour racheter le foncier. « Dans ces conditions, raconte Revert, le processus du remembrement est facile à comprendre. L’usine voisine, à moins que ce ne soit une grosse distillerie, propose au petit propriétaire de lui acheter ses cannes. Elle lui fournit les engrais, avance à l’occasion les salaires. L’endettement s’accroît, sans que l’intéressé s’en rende grand compte jusqu’au jour où se produit la vente ou plutôt la remise forcée. Cela se fait souvent sans grand heurt, car on permet d’ordinaire à l’occupant, surtout lorsqu’il jouit d’une certaine considération, de garder jusqu’à sa mort la possession apparente de ses biens ». On rachète à fort prix les enclaves gênantes, on prend la terre à bail, etc.
Depuis, la persistance de la grande propriété a été assurée par la solidarité sans faille du groupe blanc créole, solidarité de couleur et sociale, qui a conduit à se racheter entre eux les grands domaines lorsque l’un d’eux devait être mis en vente ; et la grande richesse accumulée, renforcée par la diversification des investissements dans l’import-export et le commerce, a permis de préserver la cohésion de la propriété foncière lors des successions, l’héritier des terres ayant les moyens d’indemniser les autres sans que doive s’opérer une fatale indivision.
Paysages de canne
Patrick Chamoiseau - Ecrire en pays dominé – Gallimard 1997
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*Les grands champs de canne vers Trois Rivières
Encore dans les années 1920-1930, la canne a pu, dans les meilleures années, approcher les 30 000 ha. Au moment des hauts cours du rhum, vers 1930, les plantations de canne grimpaient de toutes parts à l’assaut des mornes de la Martinique, malgré la difficulté des transports. Toutes les cannes étaient achetées au prix le plus élevé. Mais quand la crise revint, les cannes refluèrent, et en octobre 1943 elles n’occupaient à la Martinique que 7.250 ha. Avec le développement de la banane, la sole cannière n’a fait que décroître au cours des années 1950-1990. Elle s’est stabilisée au milieu des années quatre-vingt-dix – de même que la population de producteurs – et les surfaces augmentent depuis régulièrement. Elle couvre actuellement autour de 4000 ha (4 150 ha en 2008, chiffre Agreste). Disséminée un peu partout dans les terres agricoles de l’île, elle constitue de grands paysages canniers seulement sur quelques secteurs : vers la baie du Galion et la presqu’île de la Caravelle, dans la plaine du Lamentin, vers Ducos/Saint-Esprit/Rivière Salée ; et enfin dans une moindre mesure mais bien visible, sur les pentes de la Pelée qui dominent Saint-Pierre. En 2009, on considère qu’elle occupe 253 planteurs, qui produisent 223 000 tonnes. 60% sont livrés en distilleries (7 distilleries réceptrices) pour la production de « martinique », rhum agricole AOC ; 40% sont livrés à l’usine du Gallion, qui marque le paysage de la baie du même nom, pour la production de sucre, rhum traditionnel de sucrerie et rhum grand arôme. Le rhum fait partie de l’identité martiniquaise, renforcé par son accession au rang d’AOC en 1996. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il n’avait qu’assez peu de débouchés au dehors et sa production restait secondaire. C’est la crise économique consécutive à la création des usines centrales qui a lancé sa production massive. Beaucoup d’anciennes habitations se sont retrouvées trop éloignées des nouveaux centres de fabrication pour livrer des cannes de façon rentable. Aussi certaines habitations se mirent à faire du rhum en partant directement du jus de cannes ou vesou. La guerre de 1914-1918 fit croître les besoins d’alcool et partout, aux Antilles, se créèrent de nouvelles distilleries. En 1862 furent fondées les usines de la Pointe-Simon à Fort-de-France et de Lareinty. Les autres suivirent assez rapidement. On en comptait 13 en 1947.
Paysage de canne entre Rivière Salée et Les Trois Ilets
Paysage agricole élégant de canne sur les pentes : fond de la baie du Galion
La canne à sucre, qui a tant marqué et de façon si particulière l’organisation des paysages et de la société Martiniquaise, est toujours partie prenante du visage de l’île, malgré ses surfaces aujourd’hui plus faibles que celles prises par les bananeraies : les champs de canne ont l’avantage de constituer des paysages attractifs lorsqu’ils prennent place sur des reliefs, plus monotones en plaine comme celle du Lamentin. Ils varient avec les saisons, prenant des couleurs vert jaunes plutôt gaies et lumineuses l’essentiel du temps, virant au beige paille lorsque les cannes sèchent sur pied ou viennent d’être récoltées avant la repousse. Les vues s’ouvrent ou se referment selon la taille que prend la canne au fil des mois, et le ramassage, échelonné dans le temps, produit un riche carroyage de champs dans le paysage . La culture de la canne a livré des éléments de patrimoine qui contribuent à la valeur des paysages de la Martinique : les grandes maisons créoles des habitations, environnées de leurs parcs et jardins, souvent ouvertes à la visite lorsque la vente directe de rhum a lieu ; les canaux, qui selon les cas assuraient le drainage ou l’irrigation, voire la retenue des terres contre l’érosion ; les« traces » ou chemins, autrefois destinés à permettre l’accès de chariots ou « cabrouets » au moment de la récolte.
Paysages de bananeraies
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*Champs de bananiers sur les pentes de Bélème (rivière Prospérité)
Si la canne à sucre est à l’origine de la grande propriété foncière Martiniquaise, elle a largement cédé la place à la banane au cours du XXe siècle, devenue la principale activité agricole que ce soit en termes de surface agricole utilisée (5 750 ha en 2008 – source Agreste), de nombre d’exploitations, de production, de création de richesse agricole ou de créations d’emplois. Près de 98 % de la production consistent en des bananes de variété d’exportation Cavendish, cultivées principalement sur les pentes du nord-est (de Grand-Rivière à Trinité), au centre (entre le Lamentin et Gros-Morne ) et au sud-est (du François au Vauclin). La banane figue (moins de 2 % du volume de production) est cultivée sur seulement 300 hectares à destination du marché local.
Les grandes bananeraies se présentent en vastes champs d’un vert franc, plus sombre que celui de la canne. Soigneusement cultivés en rangs serrés, les bananiers voient même leurs régimes ensachés un à un dans des sacs de plastic bleu pour les protéger du sulfatage. Sur pentes faibles, comme au nord-est autour de Macouba et Basse-Pointe, les bananeraies masquent largement les vues, rendant discrètes les habitations et rares les ouvertures sur la mer ou les pitons. Sur pentes plus fortes et plus irrégulières, les bananeraies tendent à s’imbriquer avec d’autres cultures, composant des paysages moins monotones.
Connue et appréciée dès le début de la colonisation, la banane n’a longtemps été utilisée que pour les besoins locaux. Son développement rapide au XXe siècle est essentiellement lié aux progrès de l’exportation (cales réfrigérées), aux mesures de protection prises par la Métropole, et à l’effondrement des cours du sucre dans les années 1960, accélérant la mutation des exploitations du sucre vers la banane.
Dès 1931-1937, plusieurs millions sont distribués chaque année aux planteurs martiniquais comme primes à l’exportation : les surfaces augmentent rapidement : en 1931, il n’existait à la Martinique que 300 ha de bananeraies dont 100 en cours de plantation ; en 1935, il y en avait un peu plus de 2000 ; au moment de la guerre aux alentours de 3.000. Les exportations de bananes, produit de luxe, restent néanmoins anecdotiques jusqu’aux années 1950. Mais après-guerre, les consommateurs français prennent de plus en plus goût à la banane et en 1962, le Général de Gaulle impose des quotas sur le marché français, réservant les deux tiers à la Martinique et à la Guadeloupe. Cette manne fait rapidement de la banane le nouveau pilier de l’économie martiniquaise : la filière engendre aujourd’hui près de 12 000 emplois, dont 6 000 à 8 000 emplois indirects. Sur les marchés extérieurs, la banane martiniquaise est exposée à une concurrence des bananes dollars et des bananes d’Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP). Dans ce cadre de plus en plus concurrentiel, l’Union européenne assure un revenu garanti aux producteurs. Mais la filière n’échappe pas à la diminution générale et puissante des surfaces agricoles en Martinique : 11 200 ha de bananeraies en 1997, 5 750 ha en 2008 ; en une douzaine d’années, les surfaces ont été divisées par deux… (voir la partie « Processus d’évolution et enjeux » dans le présent atlas).