Les paysages des cultures vivrières et des jardins créoles, les mornes habités

Paysage vivrier de jardin créole, vers Saint-Laurent/La Manzo

Les cultures vivrières et les jardins créoles composent parmi les paysages les plus étonnants de la Martinique, à la fois familiers et spectaculaires. Ils accompagnent en particulier les pentes raides et les sommets escarpés des mornes du sud.

Paysage des mornes habités à Chopotte, entre Le Robert et Le François

Ils s’opposent presque trait pour trait à ceux des grandes cultures et des habitations déroulés en contrebas : de minuscules parcelles et non plus de grandes propriétés foncières ; une grande diversité végétale et non plus une monoculture de canne ou de banane ; des pentes raides et même vertigineuses et non plus de douces plaines littorales ; une étroite imbrication avec le bâti et non plus des surfaces vierges de constructions. L’addition contrastée de ces deux types de paysages agricoles contribue à la richesse paysagère de la Martinique dans son ensemble. C’est une fois de plus l’histoire qui permet d’expliquer la formation de ce paysage   si atypique, propre à la Martinique.

Après l’abolition de l’esclavage de 1848, les nouveaux citoyens refusèrent de travailler pour ceux qui n’étaient plus leurs maîtres et quittèrent les « villages » d’esclaves où ils avaient vécu jusqu’alors. Ils se réfugièrent hors des terres des habitations, dans les bourgs et hameaux proches de la côte, mais aussi vers les hauteurs. Cette « diaspora » conduisit assez naturellement chacun à défricher un petit jardin vivrier et à installer sa demeure au centre : c’est le « dégras », c’est-à-dire le défrichement à la houe d’un sol neuf ou en jachère. La crise sucrière des années 1880 a favorisé un temps ce développement de la petite propriété, la colonie rachetant les habitations en faillite et les morcelant systématiquement pour favoriser l’essor de la petite propriété. « Au total, jusqu’au 31 décembre 1900, sur 31 domaines ainsi achetée, 16 furent répartis en 692 lots de 4 à 5 hectares. Ce fut le cas pour la Dumaine au François, l’Allier, l’Ermitage et Séailles à Saint-Joseph, sans oublier la Dominante du Marigot. Ailleurs, on préféra vendre ou affermer en bloc, pour des convenances strictement locales » (Revert).

Paysage des mornes habités vers Duchêne

Sur les hauteurs escarpées des mornes du sud, la topographie est trop vive pour que cet habitat puisse évoluer en s’agrégeant en « villages » ou en « bourgs ». Cet éparpillement, ces longs linéaires de jardins habités à la faveur des crêtes, ont donc perduré jusqu’à aujourd’hui, renforcés par les successions, qui conduisent au morcellement des parcelles et à l’apparition de nouvelles cases environnées de leur accompagnement nécessaire d’arbres à pain, avocatiers, manguiers et cocotiers. En 1954, Revert le note : « Il existe, dans le Sud de la Martinique, entre Rivière-Pilote, Saint-Esprit et le Vauclin, une zone de hauteurs vivrières d’une cinquantaine de kilomètres carrés au moins, où la densité de la population est incontestablement supérieure à 200 au kilomètre carré et où il n’existe pas un embryon d’agglomération, peut-être pas deux maisons côte à côte. Chacun veut être chez soi, pas tellement éloigné du voisin néanmoins qu’il ne puisse le héler au matin par-dessus la lisière, entendez la haie qui sépare les deux lopins ».

Aujourd’hui, mêlés aux cases qu’ils environnent étroitement, les jardins créoles apparaît toujours, comme au temps de Revert dans les années 1950, tel « un extraordinaire fouillis de végétation d’où émergent çà et là les toits (…) des maisons éparses ».

Un exemple de site bâti : avec plateau habité et pentes végétales préservées. Monésie, vu depuis Desmarinières.

L’aspect spectaculaire du paysage   des jardins créoles des mornes du sud est lié aux reliefs particulièrement vigoureux, obligeant à cultiver des pentes très inconfortables, qui seraient soumises à une intense érosion si les cultures ne s’empilaient pas l’une sur l’autre, les arbres protégeant les arbustes qui eux-mêmes protègent les cultures herbacées. Des vues « d’avion » spectaculaires s’ouvrent sur les pentes basses cultivées, le littoral dont les côtes se découpent de façon géo-graphique, et le bleu de l’horizon marin.

En contrepoint, l’aspect à la fois élégant, agréable, intime et familier de ce même paysage   est lié à cette imbrication au bâti et à ce foisonnement végétal, où se côtoient et se superposent un grand nombre d’espèces nourricières et utilitaires : les ignames aux tiges volubiles enroulées autour de longues « rames », ou le manioc hérité des indiens, dominent les autres légumes dont le feuillage serré protège le sol contre l’érosion trop rapide des avalasses tropicales : les patates, les choux caraïbes, les « choux de Chine », les « taros » polynésiens, les arachides, le maïs, les« pois » ou haricots, (les uns déjà connus des Indiens, les autres apportés par les colons) ; les piments, les aubergines, les « gombos », les tomates, …. Sur les tonnelles courent les christophines et pommes lianes. Dans un coin s’épanouissent les « herbages », valériane, morelle, pourpier, oseille de Guinée, tolomans, auxquelles s’ajoutent des plantes médicinales : herbe à vers, herbe à pisser, pompon soldat, coquelicot (il s’agit d’un hibiscus), cactus inermes, etc...

Les frondaisons élégantes d’un jardin créole

Les arbres fruitiers, souvent élégants, dominent ce fouillis et le magnifient par leur hauteur, l’élégance de leur feuillage, le tamisage des lumières, le cadrage et l’approfondissement des vues : l’arbre à pain (introduit de Tahiti aux Antilles en 1793 par le capitaine anglais Bligh) qui produit des fruits à pain d’août à décembre ; le manguier, également introduit sous la Révolution, dont les « mangots » sont mûrs en juin-juillet ; l’avocatier ; les cocotiers ; et encore les orangers, citronniers, mandariniers, pamplemousses et agrumes de toutes espèces ; les papayes, les prunes de Cythère et de Mombin, etc.

Les agriculteurs aiment bien aussi cultiver leurs bananes, ignames, choux caraïbes, choux de chine, patates douces, ananas, en petites parcelles monoculturales. Mais il leur arrive aussi, pour rentabiliser au maximum les potentialités du sol et éviter le développement des mauvaises herbes, de cultiver sous les bananiers des choux caraïbes et/ou des choux de chine pour l’approvisionnement du marché local et pour l’autosubsistance (Serge Harpin).

Aux ressources du jardin vivrier s’ajoutent souvent celles de l’élevage, qui renforcent à l’aspect familier et vivant des lieux. Autrefois s’ajoutaient encore les ressources de la forêt :

« dans les bois on allait couper et préparer des poutres, des planches, des essentes qu’on rapportait sur la tête. (…) Dans les régions côtières du Sud, là où l’exploitation en est autorisée, on fait beaucoup de charbon avec les arbustes épineux qu’on rencontre sur les mornes. (…) (L’homme) va chercher encore dans les bois des simples, des résines, des feuillages pour envelopper ses denrées. Il pratique la cueillette des fruits sauvages. Plusieurs espèces d’ignames, l’igname Saint-Martin en particulier, l’igname Bois, l’igname Oua Oua poussent maintenant à l’état spontané. Il en est de même pour certains choux caraïbes, comme celui qu’on appelle chou Milon ou Malanga cochon Il est rare enfin qu’il achète des cordages. Lianes ou écorces préparées les remplacent »
« On taillait encore des pirogues dans des troncs de gommiers, d’acajous, de mapoumas, avec l’écorce desquels on fabriquait des cordages »

(Delawarde, Vie paysanne, cité par Revert).