Triangulation et géodésie
Au début du XVIIe siècle, arpenteurs et géographes commencent à utiliser les mêmes méthodes, les premiers communiquant leurs « mémoires » aux seconds pour l’exécution des cartes de l’ensemble de l’île. Au cours du XVIIIe siècle, ils vont peu à peu à se confondre, même si, sur place, on trouve plus souvent des arpenteurs que des géographes, Houel et Romain étant presque des exceptions. Les premiers étaient plutôt des techniciens, alors que les seconds se considéraient comme des savants, maîtrisant le latin, la cosmographie, l’astronomie et les mathématiques. Eux seuls connaissaient les coordonnées géographiques des endroits les plus importants du monde fréquenté par les Européens, bien que les latitudes fussent souvent erronées. Elles constituaient le canevas sur lequel ils établissaient leurs cartes, en reportant les distances ou « heures de marche », les points cardinaux et les routes maritimes et terrestres. La plupart du temps, ces informations n’étaient pas dues à des observations personnelles, mais empruntées à d’autres auteurs, avec leurs erreurs et leurs inexactitudes. Le cartographe indiquait d’ailleurs clairement, sous le titre ou en cartouche, l’origine de ces emprunts qui, dans l’esprit du temps, donnaient plus d’autorité à leur travail. Aucune amélioration ou correction n’a été possible avant qu’on parvienne à une meilleure maîtrise de la technique du relevé.
L’emploi de la planchette topographique et l’application de la triangulation, mise au point aux Pays-Bas dans les années 1530, permit la réalisation des premières cartes corrigées en distance, dix ans après. Il s’agissait là d’œuvres de géographes, mais les véritables progrès apparurent lorsque les arpenteurs commencèrent à se consacrer à la cartographie. Vers 1600, le savoir, les instruments et les méthodes de l’arpenteur sont codifiés dans des ouvrages néerlandais traduits dans plusieurs langues européennes. On y utilise des méthodes de triangulation simples et même des réseaux de triangulation. Les instruments de mesure utilisés sont l’astrolabe et le quadrant, mais le graphomètre est mis au point en 1567 par le Français Philippe Danfrie. Jusqu’à l’invention du théodolite, cet instrument a été le plus important pour les arpenteurs, avec le « cercle hollandais », qui remplace les vieux goniomètres (astrolabe et quadrant), à partir de 1612.
C’est la volonté de puissance de Louis XIV qui donne à toutes ces innovations leur plein développement dans la cartographie. L’observatoire de Paris, construit sur son ordre à partir de 1664, et les missions de mesures du degré terrestre financées par lui ont permis de déterminer la circonférences de la terre et de fixer le canevas géodésique de la France puis de ses colonies. C’est dans ce contexte qu’en 1666 Colbert dépêche François Blondel aux colonies, afin d’en dresser les cartes ; dans son esprit, elles seules permettaient de franchir un degré supplémentaire de gestion : il avait déjà l’idée que la carte est un outil d’aménagement des territoires [1].
L’étendue des îles antillaises permet cette extension de leurs capacités et leur donne l’occasion de réaliser les premières cartes à grande échelle de la Martinique.
N’oublions pas en effet que pour le découpage des premières concessions, ce sont les cours d’eau et les reliefs importants de l’intérieur qui ont servi de balises aux géomètres ; ces lieux remarquables (topoï) ont été moins affectés que les habitations par l’instabilité des appellations. Il ne nous reste rien des premiers arpentages ordonnés par la Compagnie et les Seigneurs propriétaires, mais on sait que le 23 juin 1659, la veuve Du Parquet désignait l’arpenteur Alexandre Maugran ’tant pour tirer les lizières que croisées des habitations (…) et de tenir registre et livre terrier [2]’, chaque concessionnaire devant payer 50 livre de pétun pour l’arpentage. Dans les parties de l’île, particulièrement difficiles à arpenter, les mesures données sont des approximations et le terrier de 1671 n’hésite pas à reconnaître, pour les plus importantes ou les plus montueuses, que les mesures n’ont pas été prises. Les arpenteurs de 1670 comme ceux de 1970 prennent pour principales lignes de bornage les ravines les plus minimes, inconnues de la toponymie de l’IGN, et les lignes de crêtes : ils font leurs visées depuis les exutoires sur la mer vers les pitons caractéristiques. La restitution du terrier de 1671 – dont l’original a disparu – réalisée, en 1941, par Revert et Sobesky est donc trop géométrique pour être vrai.
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*Plan d’arpentage - 1687
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*Plan d’arpentage - 1706
Le plus ancien document d’arpentage connu ne date que de 1687, il est signé par Thimothée Petit, géographe et arpenteur de la Martinique [3] Nous avons en outre conservé son plan type d’arpentage réalisé en 1706 : il atteste la mise en œuvre de tels principes de bornage et de triangulation.
Mais le véritable manuel du cartographe français n’apparaît qu’en 1763, au moment où les ingénieurs géographes partent pour l’île. Il s’agit de l’Art de lever les plans de tout ce qui a rapport à la guerre, & à l’architecture civile & champêtre de Dupain de Montesson. Le même auteur publie en 1766 La Science de l’arpenteur dans toute son étendue qui scelle définitivement la confusion de l’arpenteur et du savant géographe dans le cartographe.
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*Carte de Chatelain, datée de 1719
Entre temps, l’astronomie avait fait quelques progrès dans la détermination des latitudes et des longitudes. Ce serait au frère minime Feuillé que l’on devrait, vers 1700, la première détermination exacte de la latitude de l’île, si l’on en croit Revert, alors que Jonnès l’attribue au père Laval (1720). Une mention manuscrite sur une carte de Chatelain, datée de 1719, fait la lumière puisqu’on y lit [4] :
« En 1706 le R. P. Feuillée observa dans l’Isle de la Martinique que la variation de l’aiguille aimantée étoit de 6 degrés 10 minutes vers le Nord-Ouest ». En réalité, c’est de l’île de Fer que le père Feuillée détermina la position.
Jonnès signale des travaux du même genre à la Martinique durant la première partie du XVIIIe siècle :
« En 1720, le Père Laval envoyé en Amérique pour y faire des observations astronomiques, relâcha à la Martinique et séjourna au Fort Royal et à Saint Pierre ».
« En 1741, La Condamine relâcha pareillement à la Martinique et l’on s’étonnerait que la Géographie physique et mathématique de cette Ile n’eut rien gagné au séjour d’un tel observateur, si l’on ne savait qu’il fut atteint de la fièvre jaune presqu’à son arrivée, et qu’il n’échappa à la mort que par un rare bonheur, auquel les Sciences doivent les premières connaissances positives acquises sur l’Amérique méridionale ».
Toutes ces observations se retrouvent dans les cartes de Bellin, sans que leur précision topographique et orographique en soit sensiblement affectée.