Une population dense à la répartition originale

« La lecture du paysage   martiniquais fut pour moi très impressionnante. Quand on a fait attention à ce qui s’est passé : on s’aperçoit qu’au temps de l’esclavage toutes les cases des Noirs se trouvaient dans les fonds, que toutes les maisons des planteurs, des colons, s’élevaient sur les crêtes, sur les hauteurs. Il y a un schéma classique de l’Habitation  , de l’unité de production, à partir du XVIIe siècle : la maison du maître domine les cases des esclaves, des travailleurs. Mais au fur et à mesure qu’il y aura formation d’une petite classe moyenne chez les Martiniquais eux-mêmes, cette classe gagne en quelque façon les crêtes, et le paysage   change pour et dans la sensibilité même des Martiniquais. Car demeurer dans des fonds, survivre dans des ravines où l’on est fragilisé, en proie aux torrents de boue soulevés par les cyclones, aux effondrements qui sont la conséquence des tremblements de terre, etc, ne relevait pas du tout du même sentiment de vie que de gravir, de monter dans le paysage  , où l’on s’étourdit du vent. A ce moment précisément, je veux dire au moment où ces répartitions topographiques ont été décidées, le mouvement naturel de ceux que l’on appelle les « nègres marrons » est de monter dans la forêt. Et c’est un mouvement qui en réalité est culturel. »

Edouard Glissant, les entretiens de Bâton Rouge, Gallimard 2008

Avec 401 000 habitants répartis sur 1 100 km2, la Martinique compte 365 habitants au kilomètre carré. Cela en fait la région la plus dense de France après l’Ile-de-France (chiffres clefs DIREN 2008). Cette présence de l’habitat se lit largement dans le paysage  , par une ponctuation de maisons, de cases, par endroits de logements collectifs, largement essaimée de façon plus ou moins diffuse. Cette « densité diffuse » trouve localement des accents plus contrastés entre secteurs franchement urbains et secteurs « naturels » à l’inverse sans présence notable de bâti. La répartition de l’urbanisation est en effet hétérogène :

  • près de la moitié de l’île reste non habitée du fait de contraintes naturelles fortes, par endroits doublées aujourd’hui de protections : la carte montre en particulier les parties hautes des Pitons et de la Pelée et les pentes sèches de l’Ouest et du Sud ;
  • inversement la population se concentre localement, au centre de l’île où la densité de population atteint 900 habitants/km², et 2044 habitants/km2 à Fort-de-France. Cette concentration urbaine sur des sites aux reliefs vigoureux produit localement de spectaculaires paysages de pentes construites, comme le quartier de Trénelle, et de non moins spectaculaires de vallées verdoyantes qui s’immiscent dans la ville, cernées par l’urbanisation de part et d’autre (pentes hautes de Fort-de-France). Mais elle n’est pas aussi sans poser des problèmes, notamment de saturation des déplacements (voir ci-infra).

La limite de brume fréquente est le principal facteur qui distingue les secteurs habités et agricoles (dans les pentes basses et moyennes de l’île) des secteurs « naturels » (dans les hauteurs). Ici elle apparaît à l’horizon, coiffant les hauteurs, tandis que les pentes littorales et moyennes restent ensoleillées. Vue depuis la presqu’île de la Caravelle.

A l’échelle de l’île, le facteur géographique principal qui explique l’occupation humaine et la variation entre paysages habités et paysages de nature est la limite climatique qu’impose l’altitude ; cases et cultures s’arrêtent à ce que Revert appelle « la limite de brume fréquente ».

Dans la moitié nord de l’île plus montagneuse, cette limite est dissymétrique selon les versants :

  • à l’est soumis aux alizés chargés d’humidité, cette limite de nuage s’établit dès 350-400m d’altitude. La grosse densité d’habitat se retrouve en-dessous, vers 150-250m, à l’exception de Morne   Rouge et d’Ajoupa Bouillon favorisées par la route et des terres fertiles ;
  • à l’ouest, les brouillards ne se font sentir qu’à partir de 800 m d’altitude, et les pentes sont habitées nettement plus haut. Avant l’éruption de 1902, les dernières maisons s’échelonnaient même jusqu’à près de 1000 m vers la Grande-Savane du Prêcheur.

Dans la moitié sud de l’île, les reliefs peu élevés accrochent moins les nuages et permettent une occupation plus uniformément répartie.

Plaine cultivée et sommets habités : vue sur Roches Carrées depuis la RN 1, entre Le Lamentin et Le Robert

Plaine et pente cultivées, crêtes habitées : une caractéristique paysagère de la Martinique (ici vers Saint-Laurent, la Dumaine)

Mais ce qui constitue la plus forte originalité du paysage   habité Martiniquais doit être regardé plus précisément. La carte de la répartition de population le montre bien : hormis les hauts sommets de la moitié nord (montagne Pelée et Pitons du Carbet), la population est largement présente dans l’intérieur de l’île, et le bord de mer apparaît en contraste globalement peu urbanisé de façon intense. Cette occupation préférentielle des reliefs moyens de l’île plutôt que des plaines littorales apparaît originale car « contre nature » : il paraît plus simple en effet de coloniser les basses plaines que les hautes pentes. Ainsi, au-delà de la géographie naturelle de la Martinique, c’est son histoire qui permet de comprendre les paysages bâtis d’aujourd’hui : ceux des habitations, des campagnes et des mornes habités, des villes, des bourgs et des villages de pêcheurs.