Toponymie

Alors même que les lieux se transforment au fil des siècles, leur nom inchangé témoigne d’un paysage   disparu et révèle des présences, des occupations et même des représentations antérieures. La toponymie, sans laquelle il n’y a pas de paysage  , donne à celui-ci non seulement une identité mais encore un passé. Les représentations de ce passé ne sont d’ailleurs pas absentes sous forme d’œuvres picturales ou de transcriptions littéraires datées.

Toponymes amérindiens conservés aujourd’hui

A l’exception de Macabou, qui pourrait être le nom d’un capitaine caraïbe, la toponymie ne conserve aujourd’hui que les noms français que les colons leur ont fait accepter.

Sur la côte au vent : Le Simon, La Rose, Le François, Le Robert.

Sur la côte sous le vent : le Carbet, le Maniba [1] (Carbet) puis les noms français de capitaines caraïbes : Pilote, Salomon, Arlet.

A l’intérieur : Morne   Caraïbe (Ste Luce), Tombeau des Caraïbes (Prêcheur, Rivière Pilote)

Premiers colons dans la toponymie

Les noms des premiers visiteurs français de la Capesterre, peut-être aussi celui du soldat Grimal, ont aujourd’hui tous disparu de la toponymie, mais la cartographie ancienne qui révèle leur existence témoigne aussi des premières activités prédatrices de la colonisation : pêche, chasse et flibuste.

Les noms de quelques-uns des premiers véritables colons se retrouvent aujourd’hui dans la toponymie de l’ensemble de l’île. La carte de Visscher (1655) en comporte déjà un certain nombre, souvent les mêmes que sur celles de Blondel (1667). Le père Delawarde d’abord, le père David ensuite, ont relevé tous les noms portés sur ces dernières qui correspondaient à ceux de colons. On y trouve :

Capot ? (habitation  , rivière, anse, fond  )

Charpentier ? (anse du)

D’Orange (morne  ),

La Touche (anse),

Laillet (anse, fond  ),

Lamare (pointe),

Madame (Duparquet (anse, rivière).

Mascré, Macré (fond  , pointe)

Monsieur (Duparquet) (quartier et rivière),

Roxelane (Rousselan) (rivière),

Thierry (îlet)

Au Nord, sur la carte de Blondel (1667) apparaissent les toponymes ’Ances du Ceyron’ et Isles du Ceyron’) en même temps qu’une habitation   Ceyron au Macouba, un Morne   et un Marigot de Ceyron à la Grande Anse : il semble que ce soit le nom d’un habitant, recensé au quartier du Prêcheur en 1660 (Le Séron), qui s’est déplacé vers le ’Plat Païs’ de la Grande Anse (Le Lorrain) et de la Basse Pointe après 1658. On le retrouve ensuite (1671) aux Trois Rivières dans le quartier de Sainte-Luce (Grand Céron).

A l’Est, le toponyme Cap Ferré peut-être la première mention d’un colon, mais plutôt une expression similaire à « cap de Fer » ; la carte de Blondel (1667) porte d’ailleurs Cap de feré et Anse de feré. On trouve plus au nord B(aie) de Pacmar et B(aie) du Vauclin correctement localisées. Au nom Feré, connu dès 1645, sont donc venus s’ajouter en 1666 ceux de Paquemar et de Vauclin. Comme pour la presqu’île de la Caravelle où l’on relève le nom d’un certain Grimal appliqué à l’actuelle baie de Trinité, il ne peut s’agir de concessionnaires, le terrier de 1671 confirmant l’absence d’attribution de terre dans cette partie de la Martinique. Blondel, qui dessine une petite maisonnette chaque fois qu’il y a une habitation   n’en porte aucune entre la Pointe des Jardins (Pointe Dunkerque) et Tartane. La carte anonyme intitulée Isle de la Martinique. Eschelle de Trois Lieuës, que je date de 1672, connaît cependant Joyeuse, anthroponyme placé là où coule la Rivière Grande Case  , sans doute au Fond   Marguerite. Ce nom a disparu.

Beauséjour les deux fortins pour surveiller les Caraïbes (Fort-de-France et Trinité)

Toponymes floristiques et animaliers d’aujourd’hui

La fixation précoce de la toponymie sur la côte sous le vent témoigne de la même façon des premières activités de coupe de bois, de pêche et de chasse, particulièrement dans la baie de Fort-de-France. Certains noms se sont maintenus, mais ont souvent été déformés et continuent de l’être, par ignorance. On reconnaissait ainsi, jusqu’au début du XIXe siècle :

L’acajou. Le nom de la Rivière de l’Acajou, devenue rivière Gondeau, renvoie à une autre des premières activités : la coupe du bois. Il est fort vraisemblable que la concession de 1643 ait été accordée pour cet usage et certain que c’était la première destination de toutes les concessions de la baie que l’on trouve cartographiées entre 1684 et 1704.

Le gommier blanc donne un toponyme qui est toujours affecté à un morne   (Le Saint-Esprit, Sainte-Anne). Le tronc servait aux Caraïbes à fabriquer les canots qui ont conservé ce nom en créole.

Le balata, qui correspond à un cycle d’exploitation beaucoup plus tardif, n’est entré dans la toponymie qu’au XIXe siècle. Il en va de même pour le génipa (Ducos), alors que cette plante était connue des Caraïbes, mais avec un nom différent. Génipa est le nom emprunté par les Français aux Tupis du Brésil, comme pétun et carbet.

Le lamentin (lamantin) ou « vache de mer ». C’est un mammifère marin que les Français, suivant en cela leurs prédécesseurs amérindiens, ont abondamment chassé à l’embouchure de la Rivière du Lamentin, au Cul-de-Sac à Vaches (Baie de Génipa) et sur l’Ilet à Vaches (Gros Ilet). Dutertre en porte témoignage, affirmant que le lamentin constituait l’essentiel de la nourriture carnée des premiers habitants.

Le lézard. Les lézards sont en réalité des iguanes, que les premiers colons ont appréciés autant que les Caraïbes le faisaient. Les premières cartes (1645-1671) désignent la Lézarde sous le nom de Rivière aux Lézards ou Rivière des Lézards, plus tard sous celui de « Rivière du Lézard  », ce qui ne laisse aucun doute sur l’intérêt qu’elle représentait pour les chasseurs.

Le cohé. La première carte qui donne une toponymie détaillée de la Martinique, celle de Blondel (1667), porte B.(aie) de Lohé. On trouve ensuite Cul de Sac Koé (1704), Le Cul-de-Sac au Hay, le Cul-de-Sac Cohé. Hoé et même Hay, pourrait être le nom déformé de Jean Lhoyer, dit La Roche, qui arrive dans les années 1660 et qu’on retrouve comme sucrier au Marigot en 1678. Mais de toutes les façons, son nom, prononcé à la suite de « cul-de-sac », a été confondu avec celui du volatile qui fréquentait le fond   des baies et signalait la présence de lamantins aux chasseurs. Si les lézards ne sont pas véritablement amphibies et ne s’aventuraient qu’exceptionnellement au voisinage des vaches de mer, ces dernières étaient familièrement entourées par des colonies d’engoulevents antillais que les premiers colons appelaient Cohé ou Coré. Selon la tradition recueillie par Moreau de Jonnès entre 1808 et 1820, « Chant du Cohé (Caprimulgus americanus L.) : présage de tempête et de mort [2]. »

Pour les ornithologues, ce Caprimulgiforme (Caprimulgus cayennensis, Bond, 1979) ne se rencontre aux Antilles qu’à la Martinique où il a peut-être été introduit depuis les Guyanes, via Tabago et Trinidad, par les Caraïbes. En 1763, le Créole J. B. Thibault de Chanvallon signalait cet oiseau dans son Voyage à la Martinique, relevant qu’il n’était connu que là et n’avait pas encore été décrit. Il est vraisemblable que le vocable cohé est d’origine caraïbe, même si E. Benito-Espinal pense que c’est « un nom créole, l’onomatopée de son cri ». Il signale en effet plus loin que « son chant est un sifflement plaintif, une sorte de chi-peeeer », ce qui n’a rien à voir avec co-hé  !

En publiant son homologation en 1963, le père Robert Pinchon lui a donné le nom significatif de Stenopsis cayennensis manati. Il voulait ainsi rappeler l’origine guyanaise de l’engoulevent de la Martinique et surtout son étroite association avec le manate ou lamentin (Trichesus). Cohés et lamentins avaient la même niche écologique et c’est pourquoi on trouve ces deux noms associés dans la toponymie de la baie de Fort-de-France [3].

Baie du Cohé et Baie du Lamentin sont parmi les plus anciens toponymes de la Martinique : il est donc d’une totale absurdité de dire ou d’écrire « Cohé du Lamentin ». Cela ne fait que révéler l’ignorance dans laquelle on se trouve aujourd’hui de l’histoire « utile » de la Martinique.

Arnold Montanus. Flore et Faune dans Tableau de L’Amérique. Amsterdam, 1671.
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Armoirie de la Martinique D’Azur à la croix d’argent cantonnée de quatre Serpents dressés, 1664.
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Le serpent. Le serpent “fer de lance”, trigonocéphale très venimeux et très dangereux pour l’homme, était extrêmement abondant à la Martinique et totalement absent dans d’autres îles. C’est peut-être une des raisons du peu d’intérêt des Espagnols pour la Martinique, Sainte-Lucie et Trinidad, toutes îles à serpents, ainsi que de la préférence des premiers fondateurs français pour Saint-Christophe et la Guadeloupe. La présence du serpent n’a pas échappé aux premiers illustrateurs ni aux héraldistes qui ont dessiné les armoiries de l’île : le fond   bleu et la croix sont repris des armoiries du Québec (D’azur à la croix d’argent cantonnée de quatre fleurs de lys du même), mais on a remplacé les fleurs de lys par des serpents dressés qui symbolisent le trigonocéphale. Ce reptile est également signalé par la toponymie sous la forme : la couleuvre.

L’Anse Couleuvre, jadis ’de la Couleuvre’ ou ’des Couleuvres’, est un toponyme attesté dès 1648 sur la carte de Nicolas Visscher qui connaît aussi un Font à la Couleuvre proche d’une rivière qui correspond à celle de l’actuel Fond   Lahaye [4]. En 1671, le terrier de la Martinique confirme l’Anse de la Couleuvre au Prêcheur alors qu’il a oublié le Fond   du même nom au sud de la Case   Pilote. J. P. Fraissinet se demande s’il s’agit d’un qualificatif attribué à la rivière comme une couleuvre ou de la vannerie caraïbe qui sert à purger le manioc amer de son suc vénéneux et même d’un totem caraïbe [5]. Il songe également à une couleuvrine qui indiquerait la présence de la batterie de canon dès le XVIIe siècle, mais un tel dispositif n’a été implanté que vingt ans après la mention du terrier (1689). On peut donc croire que c’est bien la rivière, appelée la Couleuvre par la carte de 1648, qui a donné son nom à l’anse et à l’habitation  , à cause de son tracé sinueux à travers bois. J. P. Fraissinet note en outre que ’les couleuvres, aux dires de certains habitués, pullulent dans le sous-bois’ et qu’il pourrait s’agir de la vraie couleuvre, aujourd’hui disparue, mais plus vraisemblablement du trigonocéphale, appelé ’couleuvre de la Martinique’ par le père Labat [6]. Le fait qu’on trouve sur sa carte le toponyme ance des Couleuvres permettrait de soutenir cette dernière hypothèse qui ne serait pas en contradiction avec le Font à la Couleuvre (actuel Fond   Lahaye) de Visscher.

Un autre reptile, inoffensif car véritable couleuvre, a également marqué la toponymie sous sa forme créole : la couresse.

Les burgaux

Les Caraïbes étaient très friands de la chair des coquillages marins appelés Burgaux (Cittarium pica et Livona pica, Linné, 1758). La coquille, noirâtre ou verdâtre, est tachetée de blanc et donne la burgaudine, une nacre aux reflets verts vivement appréciée en Asie. L’origine du mot reste mystérieuse, mais incontestablement liée aux coquillages nacriers des Antilles. Le burgau a longtemps servi en Europe à la confection de boutons : dès 1611 on y signale l’emploi du mot ’burgan’ et ’burgandine’. Dans ses publications de 1671, Dutertre parle de la ’burgadine’ qu’on tire des coquillages antillais. Les Caraïbes et leurs successeurs créoles consommaient la chair des petites et moyennes coquilles parce que plus tendre.

Toponymes : anse, îlet, pointe (Le Lorrain, Les Anses d’Arlet, Sainte-Anne)

Le poisson chat ? On ne peut enfin écarter l’idée que le nom de Trou au Chat, attesté dès 1671, renvoie au poisson chat plutôt qu’au refuge d’un Sieur Lechat, comme le veut la tradition de Ducos [7]. On notera que le Trou d’Enfer, entre le Prêcheur et les Abymes, s’appelait encore Trou Chat à l’époque de Stany Delmond (1880), ce qui prouve que ce toponyme correspondait à une configuration bien particulière du littoral.

De nombreux toponymes, à l’intérieur de l’île comme sur le littoral, conservent aujourd’hui le souvenir des végétaux et des animaux qui composaient le paysage   martiniquais au début de sa colonisation par les Français.

FLORE

  • Acajou
  • Acomat (Basse Pointe)
  • Balata
  • Bois d’Inde
  • Calebasse, Calebassier
  • Courbaril
  • Fougères
  • Fromager
  • Genipa
  • Giromon(d)
  • Gommier
  • Lianes
  • Mahault ( ?)
  • Mapou
  • Moubin (Mombin)
  • Palmiste
  • Patate
  • Poirier
  • Raisinier

FAUNE

  • Ramiers (îlet)
  • Frégate
  • Serpent (Le François)
  • Lapins (Agoutis) au François
  • Burgaux (Burgos, Burgot)
  • Palourde
  • Couleuvre (anse, ravine)
  • Coulirou
  • Baleine, Cachalot
  • Lézard (Diamant)
  • Crabiers
  • Maboya (Gecko)
  • Ecrevisses (ravine)
  • Becouya (Bécune, anse)