Paysage de soi, paysage de l’autre

Etrange chassé-croisé de clichés et de représentations (ou de contre-représentations) que cette littérature, - chroniques, éphémérides, comédies et poésie - produite par des originaires de l’île, jusqu’au début du XXe siècle. La plupart n’évoquent même pas le paysage  , tel le Vieil habitant de Sainte-Marie qui rédige ses éphémérides entre 1745 et 1765 ou tel Philippe Brunet, lui aussi habitant de Sainte-Marie, qui note les siennes entre 1756 et 1763. Il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’œuvres littéraires à proprement parler et pourtant on retrouve la même indifférence dans une pièce de théâtre attribuée à Gaspard Tascher de la Pagerie (1735-1790), père de Joséphine et grand-père de Bissette : L’Habitant de la Martinique [1]. Dans cette comédie de mœurs, le décor n’est pas planté sans doute parce que supposé connu des spectateurs du théâtre de Saint-Pierre d’avant la Révolution, plus sûrement parce que le genre adopté ne s’y prêtait pas. Comme Thibault de Chanvalon, l’auteur est un fils d’habitant sucrier envoyé en France pour y recevoir une formation et qui revient déçu par le faible intérêt pour les lettres que manifestent ses compatriotes. En fait, pendant très longtemps, tout descripteur local de la Martinique n’a trouvé aucun public local, sauf à passer par les sciences ou par l’histoire : le paysage   de Chanvalon est une description géographique, sans aucune recherche d’effet littéraire, même s’il lui arrive de traduire ses sentiments avec une belle aisance de plume. Ainsi, pour son inquiétude devant la nature :

’La nature paraît uniforme à l’Amérique, parce qu’elle travaille sans cesse ; une verdure continuelle cache ses opérations secrètes’.

C’est par le détour de la géographie et de l’histoire, voire de la statistiques, que les premiers paysagistes créoles seront contraints de s’exprimer : Thibault de Chanvalon 1763, Sidney Daney 1850 et Rufz de Lavison, 1850 ( ?).

On ne peut dire s’ils s’opposent ou non aux Européens qui font de longs séjours et qui finissent même par s’installer comme Leblond, Moreau de Jonnès, ou Garaud, car ils ne parlent pas de la même chose et surtout pas pour le même public. Le voyageur qui rapporte ce qu’il a vu n’a aucun souci d’être lu par ceux qui vivent dans les lieux décrits, on peut même assurer qu’il est certain qu’il ne le sera pas, tant le mépris et la distance, après un accueil chaleureux de leur part, paraissent souvent sans bride. Que dire des deux cents auteurs recensés par R. Antoine qui, entre 1635 et 1940, ont écrit sur les Antilles sans y être jamais allés !

En outre, alors que l’étranger et l’administrateur viennent de la mer et perçoivent le territoire de l’île depuis la mer pour se l’approprier, c’est tout le contraire pour l’ensemble des créoles de l’île, jusqu’au XXe siècle : ils ne voient pas la mer et craignent la montagne.