Le Sud

Nous avons la chance de disposer de la relation d’un séjour effectué à la Martinique par le capitaine Fleury de Dieppe entre avril 1619 et février 1620 [1].

Le narrateur indique que leurs hôtes vont dans leurs jardins qui sont bien avant dans les montagnes dans lesquels ils cultivent du tabac à côté de leurs vivres. Ils en fournissent aux navires français, flamands, anglais et espagnols qui, selon toute vraisemblance, font relâche dans la baie bien abritée de Fort-de-France et troquent le tabac, les lits de coton, les perroquets, les arcs et flèches contre divers objets manufacturés [2].

La carte de Blondel (1667) indique que la colonisation partie de Saint-Pierre s’est arrêtée, au Sud, à la Rivière Monsieur et que les rives de la baie de Fort-de-France sont encore vides d’hommes, à l’exception d’un établissement dans la région de l’actuel bourg des Trois Ilets : le « Fonds d’Orange » [3].

A partir de 1669, avec l’arrivée du gouverneur de Baas, la colonisation s’étend sur les hauteurs du Cul-de-Sac Royal (la baie de Fort-de-France) puis au Centre et au Sud Atlantique. Pour pénétrer et s’installer dans la baie de Fort-de-France, les colons qui sont pour la plupart déjà « habitués » dans les premières paroisses du Prêcheur, de Saint-Pierre et de la Case  -Pilote, disposent de deux voies : la voie terrestre en utilisant le vieux chemin du Sud par le Lamentin, la Rivière Salée et les Ances Laurens (Ste-Luce) et la voie maritime, en cabotant depuis Fort-Royal pour remonter ensuite les cours d’eaux qui forment autant de canaux naturels, à une époque où l’envasement de la baie n’avait pas encore commencé.

Au même moment, le littoral du Diamant, de Sainte-Luce et de Rivière Pilote, ainsi que le pourtour du Cul-de-Sac Marin sont donnés en concessions vivrières ou ’places à vivres’ et organisés en quartier de Milice sous le commandement de Mr. De La Paire. Ce quartier s’étendait depuis la Pointe des Salines jusqu’aux Anses d’Arlet.

Au total, ce ne sont même pas 20 % du territoire de la Martinique qui sont colonisés. Toute la partie méridionale de la Capesterre paraît non colonisable ; le terrier de 1671 [4] en donne une explication :

« depuis la pointe des Salines jusqu’à la Tartane qui est un païs inhabitable, tant par sa grande stérilité que par la mer qui y est toujours rude à cause des brisants ». Dans ces conditions, cette région demeure terre caraïbe jusqu’au début du XVIIIe siècle et les navires étrangers continuent à y aborder.

Quant à l’intérieur de l’île, s’il n’a été que colonisé que plus tard, cela ne veut donc pas dire qu’il n’était pas fréquenté ou traversé par les Caraïbes, par les chasseurs blancs et par les marrons africains et européens.

Les premiers travailleurs serviles ont été introduits dans la Basse Terre par des achats faits aux Hollandais, parfois aux Anglais, à partir de 1639. En 1640, ils comptent pour une centaine, soit 10% du total des immigrants coloniaux. Le difficile démarrage de la fabrique du sucre à la Martinique et la prépondérance du tabac qui exige peu de main-d’œuvre font que l’esclavage ne s’y développe que lentement jusqu’en 1660. Pourtant, le recensement effectué par l’abbé Brunetti en cette année-là donne déjà pour la partie colonisée de l’île : 2.683 ’nègres, mulâtres et sauvages’ pour 2.580 ’Français’. Les esclaves d’alors proviennent principalement de l’Angola (du Congo à l’Angola actuel) et du Cap Vert (Sénégal). Les esclaves amérindiens ne sont pas des Caraïbes martiniquais mais des originaires des Guyanes (Arawaks) et de l’Amazone (Arouas), achetés aux Hollandais puis aux Français de Cayenne.

Si, en 1680, 31 habitations sucreries (3,3 % du total des habitations) ont plus de 40 esclaves, une seule dépasse la centaine avec 135 esclaves. 495 habitations (60 %) possèdent entre 1 et 25 esclaves, la plupart pas plus de 15, mais 337 habitations (36 %) n’ont aucun esclave. A cette date, les grandes habitations sucreries se concentrent entre Saint-Pierre et le nord de la baie de Fort-de-France, c’est dans ce dernier espace (à l’Est et au Sud) qu’elles prendront leur essor au XVIIIe siècle, après s’être étendues à tout le littoral sous le vent.

Le nord de la Basse Terre est un secteur de colonisation où il y a proportionnellement peu d’esclaves et peu d’engagés blancs, mais beaucoup de libres non blancs. Nombre de ces petits ’maîtres de case  ’, sans aucun serviteur blanc ou noir, n’ont que la force de leurs bras pour défricher et planter. Si beaucoup se consacrent au pétun, certains ne subsistent que par les cultures vivrières communes à toutes les ’places’ (concessions).

Tout le Nord de l’île est aussi la zone de refuge des esclaves marrons durant les années 1650-1660. Labat en porte témoignage :

’Ils se retirent pour l’ordinaire dans les bois, dans les falaises ou autres lieux peu frequentez, dont ils ne sortent que la nuit pour aller arracher du manioc, des patates, ou autres fruits, et voler quand ils peuvent des bestiaux et des volailles. (…)

Il est de ces Nègres Marons qui demeurent les années entières dans les bois et dans les montagnes qui sont au milieu de l’Isle, pour peu qu’ils soient pratiques du païs ils trouvent abondamment de quoi vivre, parce qu’ils ne manquent pas dans les bois d’ignames et de choux caraïbes sauvages ni de choux palmistes. Ils pêchent à la main dans les rivières, ils prennent de gros lézards, des crabes et des tourlourous tant qu’ils veulent [5]’.

L’offensive française de 1658 contre la Capesterre avait pour principal motif la récupération d’une partie des 500 esclaves fugitifs et la punition des Caraïbes qui les accueillaient.

En 1665 encore, le gouverneur de Clodoré utilise la chasse aux marrons pour détourner l’agitation des habitants du quartier du Prêcheur de toute mutinerie contre la Compagnie. Après la reddition du chef des marrons Francisque Fabulet, le grand marronnage disparaît de la Martinique jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, du moins au Nord. Dans le Sud en effet, le Gros Morne  , les pentes de la montagne du Vauclin, les contreforts de la « barre de l’île » et tous les massifs qui sont encore territoires caraïbes, accueillent pour longtemps de petites bandes d‘esclaves marrons qui défrichent des « jardins ».

La présentation traditionnelle de l’évolution sociale et économique des Antilles veut que la première colonisation de petits propriétaires ait disparu avec la grande plantation sucrière esclavagiste. Les travaux à l’échelle antillaise de S. Mintz [6] et ceux de C. Chivallon [7] pour la Martinique [8], obligent J. Benoist à nuancer son modèle de la ’plantation’ et doivent nous conduire à prendre cette simplification ou modélisation historique avec des pincettes.

L’autre a priori de l’historiographie est l’absence à ce stade d’évolution de non-Blancs à côté des Blancs. Outre qu’il faut abandonner définitivement le mythe du génocide des Caraïbes de la Martinique, la présence de ’Nègres libres’ parmi les flibustiers et les boucaniers a été prouvée par la recherche américaniste [9]. Les premiers recensements de la Martinique attestent également l’existence de ’maîtres de cases’ de couleur, sans même parler du terrier de 1671 ou de la cartographie ancienne.

Au départ, la colonisation de l’île fait intervenir des originaires de la France atlantique pour servir de main d’œuvre (les engagés), mais aussi des Hollandais et des Judéoportugais comme spécialistes. On oublie systématiquement que beaucoup de ces nouveaux colons étaient métissés et très colorés et ont formé le noyau de la classe des ’Nègres libres’ dans laquelle les recensements ont aussi rangé les Caraïbes.

Les Africains de l’Ouest, introduits comme esclaves par les diverses compagnies de commerce agréées par la monarchie françaises et par des contrebandiers, depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, se substituent peu à peu aux premiers engagés blancs pour servir de main d’œuvre sur les habitations. Tandis que l’apport d’Europe diminue, celui d’Afrique est renouvelé jusqu’à l’interdiction de la traite des esclaves, malgré des périodes d’interruption.

Les Africains constituent rapidement le groupe le plus nombreux de l’île, d’autant que la législation et les mœurs y intègrent tous les non blancs, même libres : Caraïbes, Brésiliens, Mulâtres surtout et déjà quelques Indiens débarqués par les navires ou conduits par des colons migrants. Dès le départ, des mélanges se produisent, d’autant qu’ils étaient au début du XVIIe siècle, au Brésil et en Guinée, une méthode pour commercer et coloniser. L’esclavage interdit peu à peu les mariages entre Blancs et non Blancs mais facilite les relations sexuelles, entraînant un métissage de plus en plus important tant physique que culturel : la formation créole. Celle-ci demeure cependant bipolaire avec un pôle européen qui se renouvelle de moins en moins et un pôle africain, constamment alimenté par la traite.

Jusqu’en 1830, avec l’application effective de l’interdiction de la traite des esclaves par les Européens, la population de la Martinique ne s’est accrue – et même maintenue – que par l’immigration. Cependant, les origines des migrants, depuis l’origine de la colonie en 1635, n’ont pas changé : tous venaient ou d’Europe occidentale ou d’Afrique occidentale.

Après l’abolition de l’esclavage, le système de l’engagement remplace celui de l’esclavage pour renouveler la main-d’œuvre agricole. Jusqu’en 1883, à quelques centaines d’ouvriers français et madériens et à 10.521 Africains qui perpétuent les anciens flux s’ajoutent des immigrants chinois (en faible nombre) et surtout indiens qui modifient la composition ethnique de la population martiniquaise, avec quelques incidences sur son paysage  .