L’évolution de la représentation du relief

Les procédés de représentation du relief n’ont que très peu évolué jusqu’à la fin du XVIIIe siècle pour plusieurs raisons :

L’état des connaissances scientifiques, faute de relevés altimétriques et de nivellement, ne permet qu’une représentation imagée du paysage   et des formes du terrain.

L’état des pratiques artistiques, emprisonne la figuration du relief dans un code pictural essentiellement « réaliste » dont le meilleur résultat est la perspective cavalière superposée au plan. Peu à peu s’impose la projection horizontale qui permet des représentations moins figuratives mais encore éloignées de la réalité, ainsi que l’ombrage des pentes orientées à l’Est et au Sud, l’éclairage venant du Nord-Ouest, comme pour les dessins d’architecture.

Le poids des mentalités fait que la montagne demeure répulsive, même après la publication des théories de Buache, et que les astronomes et les géographes reculent à y faire des observations directes.

L’intérêt stratégique ou sécuritaire pousse les autorités à garder secrètes les informations relatives à des asiles de brigands et de marrons qui peuvent, en cas d’invasion, servir de réduit défensif [1].

Durant la première moitié du XVIIIe siècle, la figuration du relief ne change pas fondamentalement. Nicolas de Fer (1646-1720), sur la carte n° 129 de son l’Atlas Curieux, imprimé à Paris en 1705, innove cependant par rapport à la mise en perspective cavalière inaugurée par Blondel, en figurant de façon réaliste les principales montagnes, ce que Jonnès et d’autres attribuent de façon erronée à Labat, dont l’œuvre (1722-1724) est bien postérieure.

Dans l’ensemble, la représentation du relief devient moins conventionnelle, plus figurative : les fonds, les mornes, les pitons, les escarpements sont dessinés selon une vision perspective oblique. Sur son Plan de Lisle Martinique dressé sur place en 1734, l’ingénieur du Roi Jean-Pierre Romain, précise d’ailleurs en cartouche :

« Nota. Que les Montagnes qui sont représentées dans ce Plan ont été dessinées selon leurs véritables figures de la partie occidentale ».

Cette perspective cavalière, qu’on trouve déjà esquissée chez Blondel puis De Fer, n’a cependant rien de géométrique et, pour les montagnes proprement dites, c’est une sorte de rabattement très arbitraire en silhouettes vues de haut qui n’ont souvent, sauf dans le cas des Pitons et de la Montagne Pelée, aucun rapport avec la réalité.

La carte reproduite par Thibault de Chanvalon dans son Voyage à la Martinique illustre cet état de la figuration du relief. Elle est vivement critiquée par Jonnès :

« …par un contraste bizarre, avec la plupart des voyageurs, dont la lunette aggrandit les objets, il a transformé en un ’peloton de monticules faits en pain de sucre’ les pitons volcaniques du Carbet, dont les pyramides de porphyre sont deux fois hautes comme le vésuve et le mon heckba ».

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*Carte de Bellin 1762

Les critiques adressées par Jonnès à Chanvalon s’appliquent en réalité à une carte de Bellin, le plus célèbre cartographe du milieu du XVIIIe siècle :

« Il a rempli le périmètre, par des profils de reliefs jetés au hasard ; désignant seulement la montagne pelée, les pitons du Vauclin et ceux du Carbet par des groupes informes et sans aucun rapport à la véritable structure de ces montagnes ».

Manifestement, Jonnès ignore toute l’évolution - car on ne peut véritablement parler de « progrès » - de la représentation cartographique après Labat et n’a pas eu connaissances des cartes et des mémoires du début du XVIIIe siècle qu’utilise et mentionne Bellin.

Bellin reconnaît sa dette envers le sieur Houel. Ingénieur aux Iles du Vent de 1726 à 1747, mort en novembre 1754, Vincent Houel dresse en 1729 un Plan de l’Isle de la Martinique en couleurs resté manuscrit. Si la figuration du relief est dans le droit fil de celle de Dutertre (Sanson) et de Blondel, malgré une tentative pour faire ressortir – sans les nommer – la Montagne Pelée et les Pitons du Carbet, on remarque que Houel est le premier qui tente de rendre compte des mornes méridionaux dominés par la Montagne du Vauclin, ce que l’on appelle sans doute déjà, avant Chanvalon, la ’barre de l’isle’, entre Rivière Pilote, le Vauclin et le Saint-Esprit vers le François.

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*Carte de Buache 1732

La figuration du relief par Bellin est sans doute influencée par les travaux contemporains de. Philippe Buache (1700-1773).

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*Carte de Jefferys 1768

En pleine guerre de Sept ans (1756-1763), l’imprimeur cartographe anglais Thomas Jefferys reconnaît sa dette envers Vincent Houel et tous ses successeurs français, qui lui ont permis de préparer la carte de l’invasion de l’île, puis une série d’autres au succès commercial surprenant (1761, 1768, 1775, 1796, 1799). Cela est sans doute une raison supplémentaire pour le faire tomber sous les coups de la critique de Jonnès :

En 1761, « on y trouve l’esquisse de reliefs imaginaires, mais dont l’examen indique l’intention de joindre la projection horizontale à celle des profils, par lesquels il a représenté les pitons du Carbet au nombre de trois et du Vauclin au nombre de deux. » En 1775 et en 1796, il y a « quelques changements dans le titre et les légendes ; du reste le tracé orthographique ne se rapproche pas plus de la vérité, dans ces copies que dans l’original, quoique Jefferys annonce les avoir dressées, d’après les levés des ingénieurs anglais. On y voit figurés quatre groupes de montagnes, comme points culminants, et les pitons du Carbet y sont exprimés par trois reliefs gisant sur une ligne droite de l’E.N.E à l’O.S.O. ».

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*Carte de Jefferys 1799

Il faut tenir compte du fait que la carte des ingénieurs du roi (1770), attribuée au seul Moreau du Temple, n’a jamais été publiée avant le XXe siècle et que, jusqu’à ce que les Britanniques en saisissent une copie, en 1794, puis la perdent, elle avait été tenue secrète. Moreau de Jonnès lui-même la datait de 1778 ! Cependant, dans une édition française de 1799 ignorée de Jonnès, Le Rouge reprenait la carte de Jefferys en tenant compte des observations astronomiques du trio Verdun, Borda et Pingré en 1772.

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*Carte de Renouard de Sainte Croix, 1822

Cela prouve au moins que l’éditeur parisien tenait la carte anglaise pour suffisamment bonne pour y appliquer les recherches françaises. C’est sur la base des cartes de Bellin et de Jefferys que Renouard de Sainte Croix fit établir, à Londres et en 1822, une carte qui n’est originale et précieuse que par sa nomenclature, souvent plus complète et plus exacte que celle des cartes de Jonnès.

En France pourtant, la synergie entre les différentes sciences qui étaient nécessaires à l’amélioration de la cartographie fut lente à émerger. Ce n’est que bien plus tard, en 1824, que des corrections hydrographiques tenant compte des résultats de 1772 furent apportées à la carte signée par Moreau du Temple.