4 - Du constat à l’action : vers un projet pour les paysages de la Martinique

« L’imprévisible n’est pas déjà l’imprévu, l’imprévisible s’offre et se commente comme perspective, l’imprévu s’impose comme conséquence et résultat. Mais non pas comme résultat de l’imprévisible. Comme résultat d’une absence, d’un néant, où ni le prévisible ni l’imprévisible ne sont intervenus. (…) Fréquenter la pensée de l’imprévisible, c’est pouvoir échapper à ces bouleversements que les imprévus du monde lèvent en nous, et par ailleurs se faire de plus en plus ingénieux à aménager dans les irruptions de ce réel une continue possibilité de l’action humaine. »

Edouard Glissant, Philosophie de la Relation – Gallimard 2010

Le tableau des processus récents ou en cours de transformation des paysages pourra au final apparaître morose. Pourtant, de nombreuses actions sont engagées en faveur de la qualité des paysages Martiniquais : des actions de protection et de gestion des espaces naturels, de requalification des sites d’accueil du public ; des actions de renouvellement urbain, de reconquête des centres-villes, de réhabilitations architecturales ; des projets de transports en commun structurants, tardifs certes mais qui vont finir par se concrétiser ; des développements de pratiques agricoles culturales écoresponsables, voire de filières bio ; des développements d’énergies renouvelables peu consommateurs d’espace ; etc. Le chantier de la qualité paysagère est immense, quelque peu écrasant, mais il est engagé. Ce sont ainsi non seulement les problèmes et les risques, qui ont été identifiés dans cette partie d’atlas, mais aussi les pistes d’actions et les exemples positifs, susceptibles d’inspirer et d’encourager les politiques et les actions en faveur du paysage  .
Contre le durcissement généralisé qui est à l’œuvre, la douceur des paysages à réinventer passe par une attention aux relations entre les espaces, ainsi qu’entre les hommes et les espaces. Relations révélées, pensées et ménagées entre ville, nature, agriculture et infrastructures.

Intensité de villes

A la fin de Texaco, « l’urbaniste » que fait parler Patrick Chamoiseau considère à trois reprises la ville comme « un danger », une « menace » :
« Mais la ville est un danger, notre danger. L’automobile conquiert l’espace, le centre se dépeuple et les échoués y sédimentent ; elle amplifie la dépendance alimentaire, la fascination pour l’extérieur et l’énergie non productive ; ouverte sur le monde, elle ignore le pays, et dans le pays, l’homme (…) ; elle se répand partout, menace les cultures et les différences comme un virus mondial. La ville est un danger. »
« Mais la ville est un danger ; elle devient mégapole et ne s’arrête jamais ; elle pétrifie de silences les campagnes comme autrefois les Empires étouffaient l’alentour ; sur la ruine de l’Etat-nation, elle s’érige monstrueusement plurinationale, transnationale, supranationale, cosmopolite – créole démente en quelque sorte, et devient l’unique structure déshumanisée de l’espèce humaine ».
« Mais la ville est une menace. Quand elle n’est pas pétrie d’une vieille mémoire, soigneusement amplifiée, sa logique est inhumaine. Le désert y naît sous la joie mécanique des néons et les dictatures automobiles. Texaco absorbé sera régi par l’ordre. L’île Martinique sera vite avalée. »

Nous comprenons que cette dénonciation, telle qu’énoncée à la fin de Texaco, est davantage celle de l’urbanisation, de la consommation de l’espace par l’avancée du bâti « qui se répand partout », qui ne s’arrête jamais », qui avalera la Martinique, que celle de la ville en soi. Ce n’est pas l’urbain au sens strict qui pose problème aujourd’hui, c’est l’urbanisation diffuse, qui ne génère pas d’urbain tout en surconsommant le non urbain, c’est-à-dire l’espace rural - la « campagne »-, et l’espace naturel - la « nature ».

Lutter contre une telle forme d’urbanisation, ce n’est pas considérer la ville comme un danger ou une menace, mais au contraire comme la solution. Ce dont meurt la Martinique, c’est d’un manque d’urbanités, d’intensité de villes. C’est bien la conquête ou la reconquête de centralités urbaines attractives, vivantes, contemporaines, à la fois intenses et agréables (riches en services, vives de cultures, faciles à parcourir, non envahies par les voitures, belles, vertes et ombragées, reliées à leur environnement protégé et accessible …) qui contribuera à arrêter la diaspora de l’habitat et des activités dans l’espace ténu de l’île Martinique. Ce sont ces centralités reconquises qui redonneront le goût de l’En-ville   aux habitants, et qui calmeront les ardeurs surconsommatrices du Hors-ville. C’est bien cette reconquête de la ville sur la ville que Fort-de-France a engagé au travers de sa politique de « réconciliation urbaine ». C’est aussi cette reconquête, par la voie culturelle, qui est visée pour le « Grand Saint-Pierre ». Mais chaque centralité communale de la Martinique est concernée, pour favoriser à l’échelle insulaire l’existence de villes polycentriques en lien chacune avec son environnement préservé, qu’il soit agricole ou naturel. Cette intensification des villes de Martinique (au pluriel) sera la meilleure arme contre la dilution de l’urbanisation (au singulier) noyant l’île dans une banlieue uniformisée et sans âme.

Intensité de natures

Cette intensification urbaine est indissociable d’une intensification de nature. A la politique de reconquête des centralités doit se corréler la politique de protection stricte des espaces agricoles et naturels. Les deux sont liées. Il est faux et fou d’entendre dire que les espaces naturels boisés de la Martinique sont quantitativement trop protégés, en occupant 45 % de la superficie insulaire. Ce n’est pas en gagnant de nouvelles terres pour l’urbanisation que l’on résoudra le problème de l’urbain et du logement. Au contraire, ce serait le moyen de poursuivre la fuite en avant, de contourner le vrai défi : celui de reconquérir l’existant urbanisé, celui de l’urbanification.
Il est tout aussi fou de ne pas protéger beaucoup plus strictement l’espace agricole. Chaque année, ce sont 1000 à 1 500 ha de terres agricoles qui disparaissent. Comment imaginer, à l’horizon de 20 ou 30 ans seulement, que les Martiniquais deviennent totalement dépendants d’une nourriture importée à grand frais parce qu’ils n’auraient pas su préserver ce capital vital qu’est la terre nourricière ? Qui peut ignorer, à l’échelle planétaire, les tensions grandissantes sur le foncier agricole, au point que les pays pauvres le vendent ou le concèdent pour permettre aux grands pays d’alimenter leur marché intérieur ou mondial ? Là encore, tout est lié : protéger les espaces agricoles, c’est protéger à long terme les espaces boisés. Si les premiers venaient à disparaître, les seconds seraient irrépressiblement déboisés, dans un enchaînement écologique fatal qui a fait disparaître des civilisations entières – y compris insulaires-.

Intensité des relations villes-natures

Un paysage   agro-urbain à inventer

Le présent Atlas a souligné par ailleurs la grande valeur paysagère  , culturelle et socio-économique des paysages habités agricoles, dans les mornes, où les cases s’imbriquent de façon étroite avec leurs jardins et vergers créoles. Cet urbanisme végétal prend des aspects spectaculaires dans les mornes du sud, en ayant conquis les pentes les plus raides. Allié à l’organisation foncière, il a conduit partout, jusqu’à présent, à préserver en contrebas les opulentes plaines agricoles littorales, appartenant à un petit nombre de propriétaires békés. Ce sont aujourd’hui ces plaines, à la fois sous la pression de l’urbanisation des villes littorales et sous celle des pentes habitées, qui sont en jeu. La SAFER et la Chambre d’agriculture ont promu sans grand succès l’instauration de « ZAP » (zones agricoles protégées). Seule 1 commune sur 34 y a répondu favorablement (Rivière-Salée). Le résultat est clair. Ces plaines agricoles, par la charge de significations qu’elles portent du fait de leur structure foncière et de leur histoire, ne sont pas encore considérées comme paysages. Elles s’auto-protègent temporairement, par l’intérêt économique du propriétaire, mais ne sont pas perçues et préservées comme biens communs par la collectivité. Elles se consomment donc au gré des intérêts propriétaires, ouvrant des opportunités foncières qui conduisent à la création de quartiers sortis de terre, déconnectés et isolés, Hors-ville. Ces Hors-ville ne font pas la ville tout en défaisant la campagne. Ils posent de graves problèmes de paysage  , au sens le plus large du terme. Seule une appropriation visuelle et physique, culturelle et sociale, de ces espaces agricoles, permettra de les apprécier à leur juste valeur et de les pérenniser à long terme. Et ce quelles que soient les cultures agronomiques développées, dont on maîtrise mal le choix, qui dépend de cours mondiaux et de politiques européennes.
Ces grands espaces agricoles, pris chaque jour un peu plus dans le carcan d’une urbanisation grandissante, deviendront, deviennent, urbains. Ils côtoient des espaces densément habités. Des relations sont à établir entre espaces urbains et espaces agricoles, pour que l’un et l’autre ne s’ignorent plus en s’érigeant l’un contre l’autre, l’un à la place de l’autre ; mais au contraire pour que l’un et l’autre se considèrent réciproquement, l’un avec l’autre, dans un équilibre spatial et temporel :

  • retournement du bâti vers l’espace agricole ;
  • perspectives urbaines préservées vers l’agricole et perspectives agricoles aménagées vers l’urbain ;
  • adaptation des cultures à la proximité bâtie ;
  • création de lisières urbaines, espaces d’interface plantés et aménagés permettant aux habitants riverains de bénéficier d’espaces de proximité tout en protégeant les espaces cultivés adjacents ;
  • création de jardins familiaux ;
  • développement d’une agriculture urbaine de proximité à circuits courts ; ouverture maîtrisée des espaces à la fréquentation du public (traces sécurisées, pour la promenade, circulations douces, …), etc.

C’est cette agriculture urbaine, ce paysage   agro-urbain littoral, qui reste à inventer. « Il faut désormais, à l’urbaniste créole, réamorcer d’autres tracées, en sorte de susciter en ville une contre ville. Et autour de la ville, réinventer la campagne. L’architecte, c’est pourquoi, doit se faire musicien, sculpteur, peintre …- et l’urbaniste, poète ». (Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard 1992).

Des sites bâtis à reconnaître
La relation ville-nature est aussi à reconsidérer dans son entièreté. Plusieurs exemples intéressants d’aménagement montrent le souci d’établir une relation apaisée entre la ville ou le village et son littoral. On commence à éloigner les voitures du trait de côte, on offre des espaces piétonniers. Il reste encore beaucoup à faire, y compris pour que le trait de côte ne soit pas systématiquement stabilisé à coup de génie civil (enrochements, digues de béton), mais puisse bénéficier d’actions de génie écologique, où les plantes assurent la transition de la terre à la mer : douceur, toujours.
Ce tropisme littoral ne doit pas faire oublier l’appui que constituent pour beaucoup de communes les collines, coteaux, pointes ou mornes boisés qui les cadrent et font leur précieux écrin. Le phénomène de débordement des sites bâtis, récent, est partout préoccupant. La pression foncière contribue à urbaniser hors sites, dégradant les perspectives urbaines sur les espaces de nature, mitant les doux écrins végétaux des bourgs, transgressant des limites visuelles et physiques : les villages des fonds remontent sur les pentes et jusqu’aux crêtes, ceux des mornes et des collines descendent à l’inverse vers les fonds. Ce débordement affaiblit les bourgs dans leur relation physique et visuelle avec leur environnement naturel immédiat. Il raréfie les paysages vierges d’urbanisation, qui offrent de précieux espaces de respiration et d’évasion pour des habitants nombreux sur une île exigüe. Il affadit enfin la personnalité de chaque commune et celle de la Martinique toute entière en raboutant l’urbanisation dans des continuités de banlieue sans âme.