La mer et le littoral
Jonnès affirme que Jean-Baptiste Dutertre, religieux missionnaire de l’ordre des Frères prêcheur, visita l’Ile en 1640, et dressa le premier un croquis de ses côtes. L’exactitude en paraît étonnante quand on considère quels obstacles devaient opposer au travail que suppose cette esquisse, les bois qui couvraient dans ce temps toutes les parties de la Martinique, et les hostilités des Caraïbes qui étaient les maîtres de tous les quartiers du vent. Cependant, on ne saurait croire que Dutertre est parti de rien ni que, seul, il est parvenu aussi vite à un tel résultat. Avant Dutertre, il y a d’abord les cartes marines ou routiers et surtout les profils de côtes.
La carte des îles est d’abord une carte de pilotage, un guide des paysages côtiers : elle ne connaît que le littoral avec ses amers caractéristiques. Souvent, jusqu’au XVIIIe siècle, elle se contente de mettre à plat des profils de côtes aux environs des atterrages ou des passages dangereux.
1. Sur carte nautique espagnole de 1536-1540 dressée par Alonso de Santa Cruz, , la Martinique apparaît au milieu des Ilas de los Canibales sous le nom de Martinina ou Martinino. parmi les Islas de los Canibales [1]. Si sa position dans l’archipel est correcte, sa superficie est supérieure à celle de la Dominique et sa forme générale n’a qu’un lointain rapport avec la réalité. Cependant, les dangers de la côte orientale sont soulignés par des îlots et une ligne de récif, tandis que l’abri des deux culs-de-sac, Royal et Marin, est souligné.
2. Sur la planisphère française de Pierre Descelliers (Dieppe, 1546), l’héritage des mappemondes hispaniques est évident, y compris la volonté décorative dans l’usage des couleurs. Il est évident que cette carte n’a pas d’usage nautique et ne traduit aucune expérience de la navigation française dans ces parages.
3. La mappemonde de Pierre de Vaux (Le Havre, 1613) au contraire traduit les ambitions françaises en Amérique : elle est contemporaine de la première colonisation de la Guyane. Cependant, l’intention décorative l’emporte sur la volonté de s’approprier les secrets des navigateurs ibériques. Aucun des renseignements nautiques de la carte espagnole de 1540 n’y a été reporté.
4. C’est avec les profils que la première représentation cartographique exacte, - parce que faite sur les lieux et dictée par la nécessité – apparaît chez les Ibérique, les Français et les Anglais. Aucun profil ibérique de l’Atlantique ne nous ait parvenu, seul subsiste celui réalisé à bord du navire de Francis Drake, peut-être par un dessinateur français, en 1596. C’est la plus ancienne représentation paysagère de la Martinique.
Le plus ancien profil authentiquement français que l’on connaisse est postérieur à l’occupation et à la première mise en valeur, mais il témoigne de la permanence des préoccupations nautiques.
Actualisés et placés en cartouche de certaines cartes géographique, les profils continuent à être dessinés et utilisés jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.
A ce moment ils s’orientent peu à peu dans deux directions : la vue paysagère du large, avec un point de vue plongeant et plusieurs plans, ou encore le panorama, inspiré des plans reliefs.
Les profils font insensiblement glisser les préoccupations de la représentation des côtes et du littoral vers celle du relief. En fait, relief sous-marin, avec les cayes, les roches noyées dangereuses, avec les mouillages, les « cranages » (carénages) et les points de sonde pour les vaisseaux, et relief terrestre, avec les montagnes et les cours d’eau, sont cumulés dans les premières cartes signalant l’appropriation du territoire. C’est ce dont témoigne la fameuse carte de Dutertre, imprimée en 1654, première représentation cumulative du paysage martiniquais.
5. La carte de l’Isle de la Martinique de Dutertre, hérite des cartes nautiques aussi bien que des plans d’arpenteurs en négligeant beaucoup d’informations qu’on trouve chez Visscher. Les éléments du relief retenus sont des amers (montagnes caractéristiques signalées par les profils), des points d’eau (rivières, étang d’eau douce ou de sel), des zones dangereuses (îlets, « basses » ou hauts fonds et barre corallienne de la côte orientale) avec des « passages » ou passes et des mouillages signalés par une ancre.
S’il est vrai que la plupart des cartes, françaises ou néerlandaises, de la seconde moitié du XVIIe siècle reprennent le tracé et les indications des plus anciennes cartes connues, sans y modifier grand chose, rien n’indique que celle de Dutertre en ait été l’inspiratrice. Le contraire pourrait être vrai. Celles de Nicolas Sanson d’Abbeville (1600-1667) [2] et de Lapointe sont datées d’avant 1645 et seraient contemporaines des premières observations de Dutertre (vers 1640) et certainement antérieures à sa carte.
Puisant aux mêmes sources que la précédente mais différente par la forme de l’île, la carte de Nicolas Visscher (1618-1679) est certainement sa contemporaine (avant 1648), d’après les informations bibliophiliques que l’on peut obtenir sur ce membre d’une famille d’imprimeurs cartographes néerlandais [3].