Descriptions écrites : Les premiers mots du paysage martiniquais

La mer

Venant d’Europe, compte tenu des techniques de la navigation à voile et de la configuration du littoral au vent, il faut doubler le sud de l’île pour l’aborder par l’ouest ; il est aussi plus facile d’atterrir à l’abri de la baie de Fort de France ou de celle du Gallion lorsqu’on vient de la Terre ferme du continent c’est-à-dire de l’Ouest. L’impression des navigateurs qui approchent de la Martinique est donc double : repoussante et inhospitalière à l’Est, accueillante à l’Ouest,

J.-P. Moreau en recherchant les traces de la Martinique dans les archives ibériques a découvert plusieurs touchées espagnoles avant l’installation à demeure des Français. Au début du XVIIe siècle, l’anonyme de Carpentras parle de la Grande Rivière où les vaisseaux, espagnols ou français, vont faire de l’eau et du bois. La dernière mention du passage des galions se trouve dans Labat qui raconte :

« Jeudi 28 janvier 1695 devant le Macouba environ à une lieue et demi au large.’ Le père dénombre dix-sept gros vaisseaux et deux petites frégates ou pataches. ’Ils mouillèrent sous le vent de la Dominique, où il firent de l’eau et du bois [1] ».Le nom du capitaine caraïbe Salomon, les détails fournis sur la navigation et le mouillage (arrivée par le Sud depuis la Barbade, indication de ’l’îlette qui était dans la grande anse où étions mouillés’), permettent de penser que le séjour s’est effectué à l’Anse à l’Ane et à l’îlet à Ramiers, c’est-à-dire au sud de la baie de Fort-de-France. Ces points du littoral correspondent par ailleurs à des sites archéologiques amérindiens répertoriés.

Un capitaine caraïbe du nom de Pilote se charge de nourrir 35 matelots avant de s’en aller à la guerre. Est-ce le même qui fit alliance avec Dupont en 1636 et lui céda la Case   Pilote ?

Le capitaine Fleury se fait céder une ’habitation  ’ par le principal capitaine caraïbe nommé Louys et y bâtit un fortin de bois armé de quelques pierriers [2]. Ce Louis est peut-être le même que celui qui figure à l’Est sur les cartes des années 1640.

Le littoral

Le journal de bord d’un officier de la flotte de Cahuzac en 1629, prouve que la toponymie des côtes de l’île était déjà fixée pour les Français qui revenaient du Brésil par les ’îles du Pérou’ :

Arrivant de la Barbade, le 24 juillet 1629 pour tenir par la bande du sud de la Martinique. Nous vîmes un canot de sauvages qui venaient à nous derrière le Diamant. (…) Nous continuâmes notre route sur le bout d’avant de l’île (cap Salomon) que nous doublons sur les quatre heures de l’après-midi. mettant le cap au nord quart de nord-est, aurez aussi beau mouillage dans la Grande Ance (baie de Fort de France), à la Case   des Navires, au côté du nord de la rivière et au bord sud à cinq, six et sept brasses d’eau et les deux Pitons demeureront au nord de vous. Puis allant de là le long de la côte, à trois lieues au nord-ouest et au nord vous trouverez une grande couche d’arêne où il y a bon mouillage et le travers d’un grand vallon ou mouillerez à 10 ou 12 brasses d’eau. [3]

L. P. May écrivait que ’les « Culs-de-sacs », les « fonds », les « cranages », les « forts », tels sont les noms de ces premiers établissements. Désignations expressives et très exactes qui nous disent le rôle et l’importance du site, de la nature du sol et de la sécurité dans l’élection d’un lieu d’échange [4]’.

L’intérieur des terres

Le terrier de 1671 nous renseigne sur l’importance des bois debout, des « païs perdus », des « grands païs montagneux », des savanes et des ’raziers’ ou haziers, mot d’origine normande défini par J.-B. Thibault de Chanvallon comme de ’maigres bois taillis [5]. Il signale les pointes, les falaises, les précipices, les « païs perdu par mangles » et les « païs noyés », pour marquer les limites des terres qui peuvent être données en concession et par conséquent du paysage   colonial, le reste demeurant « pays sauvage ».

Les premières transcriptions littéraires du paysage   de la Martinique qui ont été collectées et analysées par J. Petitjean Roget offrent une plus grande variété de ces mots [6]. A commencer par les chroniqueurs du XVIe siècle, André Thevet et Jean de Laet. Celui-ci écrit :

« Martinique ou Matilino, dite anciennement de ses habitants Madinina, toute relevée en montagnes, et au milieu du pays, il y en a trois qui paraissent par-dessus les autres, la plus haute desquelles a le sommet rond représentant la forme d’un chapeau et est la première vue de tous de quelque côté qu’on vienne ». C’est plus tard, à l’époque du père Bouton (1640) qu’on parlera des « pitons au sommet des plus hautes montagnes ». Le journal de bord de la flotte de Cahuzac (1629) parle des deux pitons.

Tous les chroniqueurs ont été frappés par le relief tourmenté de l’île. Rochefort : « C’est la plus rompue des Antilles. C’est-à-dire la plus remplie de montagnes qui sont fort hautes et entrecoupées de rochers inaccessibles ». Au milieu du XVIIe siècle le père Bouton déclare : « la Basse Terre est raboteuse et divisée par des montagnes qu’on appelle ici mornes, fort âpres, rudes et difficiles ».

Dès l’origine, le terme « morne   », issu du portugais et ignoré du français, désigne ce qui apparaît comme caractéristiques du paysage   martiniquais puisque, en 1656, le père Pacifique de Provins note que « la meilleure terre est celle de petites montagnettes (en réalité des collines) qu’ils appellent mornes à la différence des très hautes et inhabitables ». Dans le paysage   reconnu, parce qu’habitable, les mornes avec leurs « costières » ou flancs s’opposent aux fonds ou petites vallées. Bouton écrit ainsi : « On trouve en quelques endroits de petites plaines et certains cantons de pays plat et de très beaux fonds dans le long des rivières ». Le ’Plat Païs’ désigne tout le nord-est de la Capesterre ou côte au vent, jusqu’à Basse Pointe, zone convoitée par les colons cantonnés sur la Basse Terre, dès l’arrivée de Du Parquet en 1637. Les premières cartes, inspirées de Sanson, et celle de Visscher, indiquent la frontière entre la ’Demeure des Sauvages’ et la ’Demeure des François’ qui, en 1648 déjà, englobe le quartier de Basse Pointe et mentionnent le ’plat pays’.

Quant aux « fonds », ils ne cessent d’entretenir une polémique futile à cause de l’ignorance persistante de l’histoire agraire des Antilles, y compris chez certains archivistes, malgré les recherches réalisées sur les « habitations ». En 2006 encore, pour justifier la systématisation de la graphie « fonds » pour « fond   » sur les cartes au 1/25.000, un directeur de l’IGN dont on taira le nom adressait à une association de généalogistes ce message électronique ahurissant :

« Effectivement ce toponyme se rapporte à la topographie. Il s’agit d’un endroit creux et humide, carrefour et thalwegs (confluence) avec éventuellement une source ou une résurgence et, accessoirement, peut-être situé loin du hameau ou du village. Cela dérive de font qui vient de fontaine et/ou de fond   qui vient de fond   de vallée. Ce toponyme se trouve en moyenne montagne mais jamais en plaine.

Toujours sur le sujet évoqué ci-dessus, pour un même lieu, le toponyme de la carte de Moreau du Temple (1770) est parfois différent de celui qui figure, de nos jours, sur la carte 25000 de l’IGN (cela est fréquent).

Exemple :

Au Morne  -Vert : Carte Moreau du Temple = Deville fils, carte IGN = Fond   Moulin.

A Case  -Pilote : Carte Moreau du Temple = Roche, carte IGN = Fond   Boucher etc.

Les suffixes (Moulin ou Boucher) se rapportent souvent à des anthroponymes c’est-à-dire des noms de personnes ayant vécu à cet endroit mais, il n’est pas exclu (pour les cas ci-dessus), qu’il y ait eu une minoterie pour le premier ou un débit de viande pour le second. Le sujet est à approfondir et ... »

L’orthographe de ’Fond  ’ pose un problème général à l’ensemble des Antilles françaises qu’on pouvait croire résolu après H. Petitjean Roget et M. Mousnier [7]. Dans le langage créole qui s’élabore à l’époque de Bouton, fond   s’oppose à morne   et prend un sens nettement topographique : dépression, fond   de vallée. Il est bien vrai que l’appropriation du sol, qui s’est avérée la plus précoce parce que la plus facile, a concerné les terres basses proches des exutoires hydrographiques et les costières des mornes, mais la topographie de la côte caraïbe, de part et d’autre de Saint-Pierre, offre bien plus de plateaux tombant sur la mer par une falaise que de vallées alluviales. Les fonds sont en réalité des surfaces subhorizontales souvent coupées par de profondes ravines à proximité de la mer.

Dans une logique étroitement française, c’est le mot fonds, tiré du latin fundus, avec le sens de ’bien fonds’, de ’fonds de terre’, qui conviendrait le mieux pour désigner la concession non bâtie et donc la base foncière du domaine agricole, mais ce dernier n’a jamais été désigné ainsi dans les colonies françaises, mais toujours par le terme habitation  . Il paraît donc peu légitime d’orthographier systématiquement ce mot avec un ’s’ final.

Dans le cas de Fond   Moulin de Grand’Rivière, une autre habitation   que celle évoquée par le spécialiste de l’IGN [8], une étude d’archéologie historique a révélé précisément à quelle époque l’ancienne sucrerie Borq (Moreau du Temple, pour Bourk), redevenue caféière, prend l’appellation Le Fond   Moulin qui lui est restée : après son acquisition par Paul Méry de Neuville en 1804 et avant sa vente à Jean Baptiste Sabat Cassius Linval en 1821. Tous les actes notariés portent expressément Le Fond   Moulin. C’est donc l’orthographe « fond   » que doit retenir l’IGN, dans le cas présent comme dans tous ceux qui s’appuient sur la tradition ou sur les archives.

Ce terme, essentiellement géographique aux Antilles créoles, ne manque pas de renvoyer au problème du respect du patrimoine toponymique qui sera examiné ailleurs.

Les eaux

Après le relief, ce qui frappe l’observateur ancien c’est l’abondance de l’eau. C’est d’ailleurs pour ses aiguades que l’île est aussi souvent visitée par les navigateurs, avant la véritable colonisation : en témoigne le manuscrit de l’Anonyme de Carpentras (1618-1620). Pour ceux qui s’installent, tel le père Bouton, l’eau qui tombe des mornes fâcheux est un bien incomparable par le « nombre de petites rivières ou ruisseaux qui coulent d’en haut et ont de la pente ». Dutertre s’extasie en 1654, affirmant que « toute l’île est arrosée de plus de quarante rivières dont l’eau est excellente », et que « certaines sont navigables fort avant dans les terres ». Ces cours d’eau qui ne tarissent jamais sont multipliés en temps de pluie par des torrents qu’on appelle « ravines » précise Rochefort. On découvre avec lui, un autre terme caractéristique du paysage   martiniquais, ignoré du français : la ravine. Ce terme, également employé aux Mascareignes, désigne à la fois le lit et le petit ruisseau qui, en se transformant en torrent, le creuse profondément. Les cartographes et les voyageurs ne manquent pas aussi de relever les salines et les étangs, tout aussi nécessaires aux besoins de la navigation et de l’installation que les ravines.

Montagne et grands bois

Les descripteurs de la Martinique sont aussi frappés par sa verdure. « L’île est pleine de bois de haute futaie » dit l’un, il y a au milieu une montagne couverte de bois, haute et relevée jusque dessus les nues dit l’autre. Et l’on découvre l’association précoce des montagnes centrales et de ce que l’on appelle très rapidement « les grands bois ». Dès 1671, le terrier indique que

« tout le cœur de l’Isle est encore bois debout, la plus grande partie, Montagnes et païs inaccessible, y ayant néanmoins beaucoup de terrein, où, s’il estoit desfriché (ce qui ne peut estre que de longues années, et avec grand’peine et dépence) l’on pourroit faire du Gingembre, Indigo, Cotton, et autres Marchandises agrées à porter ».

Une chanson créole traditionnelle, interprétée dans les années 1960 par Moune de Rivel en rend compte :

« La haut dans bois,

Té ni en joupa.

Pesonn’ pas sav ça qui adan bois ».

En 1822 encore Renouard de Sainte-Croix écrivait :

« La plus grande partie des montagnes qui se trouvent former la partie centrale de l’île est couverte de bois très anciens, entrelacés de lianes fortes, qui semblent défendre l’entrée de ce séjour d’horreur demeure ordinaire des serpens, et impénétrable même pour les Nègres-Marrons qui n’osent se retirer que sur ses lisières [9]. ».

Il concluait sur les surfaces effectivement occupées par la colonisation : « Après l’échec de l’élevage et de la colonie allemande de 1765, il n’y a donc pas le tiers, mais bien un peu plus du quart du sol de la Martinique en culture ».

Cette puissance de la forêt est attribuée par les premiers auteurs au climat humide et chaud et surtout, croyaient-ils, à l’absence de saison.

Ces premières descriptions de la Martinique nous font prendre conscience des limites de l’implantation coloniale et de ses conséquences aujourd’hui : de vastes espaces vides restreignent le territoire effectivement cultivé, habité et donc urbanisé. Ces espaces non peuplés correspondent essentiellement aux massifs montagneux centraux et aux zones de mangrove. Ainsi, à la Martinique plus du dixième de la superficie totale est constitué par les paysages sauvages et non pénétrés qui s’étendent autour de la Montagne Pelée et des pitons du Carbet.

A ces surfaces de ’bois debout’, il faut ajouter les régions de « mangles » ou mangrove dont les principales se situent au fond   de la baie du Lamentin.

LE PREMIER VOCABULAIRE CRÉOLE DU PAYSAGEAbymesAnseBaieBassesBasse Terre / CapesterreBois deboutBord (berge)CapCostièreCul-de-sacEtangFalaiseFond, FontGrands boisIletLisièresManglesMarigotMontagneMornePassage (passe)Pays noyéPitonPlainePlat paysPointeRavineRazier (hazier, hallier)RivièreSavaneSalineTrou